Comme souvent (comme toujours ?) chez Ariane Mnouchkine, tout est parti d’une saine et légitime colère. Colère, sidération, tristesse infinie, face à la guerre d’invasion lancée par le président russe, Vladimir Poutine, le 24 février 2022 sur l’Ukraine, et qui dure encore et encore, laissant un pays exsangue.
La colère et la tristesse ont engendré l’envie de comprendre de quel ventre avait pu sortir cette bête immonde. La directrice du Théâtre du Soleil et sa troupe se sont lancées dans une vaste recherche théâtrale sur les totalitarismes du XXe siècle, qui donnera lieu à une fresque en plusieurs volets, dont ils présentent aujourd’hui la « première époque » : Ici sont les dragons – 1917, la victoire était entre nos mains.
La colère n’exclut pas le plaisir qui accompagne chaque excursion au Théâtre du Soleil, avec ses rituels immuables et réconfortants. Oui, Ariane Mnouchkine est bien là, sourire lumineux aux lèvres, devant l’entrée de son théâtre, pour accueillir en personne les spectateurs. Oui, la grande nef du Soleil a bien été transformée en restaurant – ukrainien, bien sûr, avec bortsch et pirojkis au menu –, et la chaleur humaine est au rendez-vous.
A partir de là, c’est un grand livre d’histoire animé qu’ouvrent devant nous la metteuse en scène et sa troupe. Tout commence, après l’apparition fugace d’un Poutine au visage et à la voix défigurés et déformés, en 1916, sur le front de la guerre de 1914-1918, quelque part dans le Pas-de-Calais. Et tout se finira le 5 janvier 1918, au palais d’hiver à Petrograd, par la réunion du comité central où Lénine, Trotski et Staline scelleront le destin de l’Ukraine et de ses velléités d’indépendance. Entre les deux, c’est la révolution de 1917, et la manière dont ses idéaux vont d’emblée être dévoyés, qui sert de colonne vertébrale au spectacle.
C’est donc bien un voyage comme on aime à en vivre au Soleil que propose Ariane Mnouchkine. Voyage dans le temps et dans l’espace, où l’on saute en un clin d’œil du quartier général du tsar Nicolas II, incapable d’entendre les voix qui lui conseillent d’écouter la colère qui gronde dans son pays, au front de Picardie où un caporal nommé Adolf Hitler est miraculeusement épargné par un soldat anglais.
Rendre lisibles les rouages de l’histoire
La troupe a effectué un travail historique colossal et rigoureux, puis un travail de montage tout aussi phénoménal, pour composer un récit impeccablement et implacablement boutonné, rendre lisibles les rouages de l’histoire, la permanence de la soif de pouvoir. Se lit dans le spectacle la colère de Mnouchkine contre « le rapt opéré par une poignée de bolcheviks sur la révolution », tandis que court en ligne de fond la question du mal en politique, qui l’obsède depuis toujours.
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