Cette Histoire du conflit politique [Seuil, 864 pages, 27 euros, à paraître le 8 septembre] a de grandes chances de devenir immédiatement une référence, par son ampleur, par sa richesse empirique, par sa thèse et par ses limites, ce qui est le propre des vrais travaux scientifiques. On change de division par rapport à de trop nombreux essais qui laissent un goût de Canada Dry, écrits trop rapidement, sans souci de dialogues avec les sciences sociales, avec une tendance à tordre les données quand elles ne plaisent pas, ou même à les laisser sous le tapis. Incontestablement, Julia Cagé et Thomas Piketty se sont nourris des grands travaux d’histoire et de sociohistoire, de géographie, de sociologie et de science politique.
Leur livre est surtout un livre empirique, qui s’appuie sur une base de données des résultats électoraux depuis la Révolution, constituée pour la première fois et couplée avec plusieurs autres sources statistiques afin de densifier l’analyse. Avec ces outils, les auteurs mettent en lumière l’ampleur des changements qu’a connus la société française en matière d’inégalités, d’éducation, d’emploi, de lieux d’habitation, de participation électorale et de votes depuis 1789.
Ce livre est aussi une thèse stimulante, qui sera très discutée à l’avenir. Le conflit politique dont il est question s’articule autour de deux dimensions : l’une, géographique, entre France rurale et urbaine, et l’autre, sociale, sur les inégalités et leurs évolutions. Pour les auteurs, et c’est un résultat important, les inégalités sociales continuent de travailler les votes, y compris en 2022, avec un vote Macron qui s’envole dans les communes les plus riches et en fait l’un des plus « bourgeois » de l’histoire, tandis que la gauche fait ses plus mauvais scores dans ces mêmes communes.
Deuxième résultat : le clivage géographique peut venir troubler les logiques de votes sur les inégalités, au détriment des plus pauvres. Schématiquement, les moins favorisés des villes et des campagnes votent séparément, et cette dispersion profite in fine aux catégories aisées. Cela s’est produit notamment sous la IIe République et dans les premières décennies de la IIIe : les villages préféraient la droite à cause d’une gauche et d’une République considérées comme trop favorables aux villes. Par l’analyse historique, les auteurs identifient que ces périodes correspondent aussi à des moments de tripartition politique – gauche, centre, droite –, tandis que les moments d’affrontement bipolaire gauche-droite sont à la fois les périodes où le vote est le plus lié aux inégalités et où celles-ci régressent, notamment grâce à l’adoption de politiques redistributives (impôts sur le revenu, sécurité sociale, etc.).
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