C’est l’arme que les députés macronistes comptent brandir pour défendre la réforme des retraites. Le meilleur angle d’attaque, jugent-ils, pour torpiller la proposition de loi abrogeant le recul de l’âge légal de départ de 62 à 64 ans et l’augmentation de la durée de cotisation, au programme de la niche parlementaire du groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (LIOT), le 8 juin. L’article 40 de la Constitution a rarement fait autant débat dans les couloirs de l’Assemblée nationale.
Une protection contre le risque de dérapage financier
Pour éviter tout dérapage financier, celui-ci prescrit que les propositions et les amendements des parlementaires ne sont pas recevables s’ils entraînent une diminution des recettes ou « la création ou l’aggravation d’une charge publique ». Le Conseil constitutionnel admet toutefois « une diminution des ressources publiques » si l’amendement ou la proposition de loi prévoit une compensation « réelle » et « immédiate » au bénéfice de l’organisme ou de la collectivité lésée.
Les parlementaires de la majorité estiment que l’initiative du groupe LIOT entraînerait une perte de 15 à 22 milliards d’euros dans les caisses des organismes de Sécurité sociale. La même proposition de loi présente, dans son article 3, une compensation pour cette diminution des ressources publiques par la majoration de la taxe sur le tabac. Soit la contrepartie la plus couramment choisie par les parlementaires pour se prémunir d’une irrecevabilité financière.
Pour enterrer une proposition de loi, le gouvernement peut toujours déposer un amendement visant la suppression de la compensation. S’il est voté, le texte est assuré d’être jugé « non recevable » au titre de l’article 40, faute de couvrir une diminution de ressources publiques.
Un contrôle à tout moment de la procédure législative
L’article 89 du règlement de l’Assemblée nationale précise les modalités de contrôle de la recevabilité financière d’une proposition de loi (ou d’un amendement parlementaire), donc le respect de l’article 40 de la Constitution. Une analyse de la proposition de loi est pratiquée dès son dépôt au bureau du Palais-Bourbon.
S’agissant du texte LIOT, une délégation du bureau en a accepté le dépôt, considérant donc la proposition de loi recevable financièrement. Des représentants de la majorité ont tenté, mardi 16 mai, de faire revenir la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, sur ce premier avis, en vain. L’élue des Yvelines (Renaissance) aurait objecté, selon des participants à cette réunion des patrons de groupes parlementaires, que jamais, depuis 1958, une proposition de loi n’avait été déclarée irrecevable à ce stade.
Le Conseil constitutionnel a rappelé que le contrôle de la conformité à l’article 40 de la Constitution pouvait avoir lieu « à tout moment », y compris lors de l’examen du texte en séance. L’alinéa 4 de l’article 89 du règlement de l’Assemblée nationale prévoit plus précisément le cas d’une recevabilité d’une proposition de loi mise en cause par le gouvernement ou « tout député ». La conformité à l’article 40 de la Constitution est alors appréciée par « le président ou [par] le rapporteur général de la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire ou [par] un membre de son bureau désigné à cet effet ».
Débat sur l’autorité politique compétente
Un choix décisif, quand le président de la commission des finances (Eric Coquerel) est « insoumis » et le rapporteur général du budget (Jean-René Cazeneuve), macroniste. « La lettre du règlement de l’Assemblée nationale ne permet pas de trancher en faveur de l’un ou de l’autre, mais une certaine tradition donnerait privilège au président de la commission puis, à défaut, au rapporteur du budget, confirme Denis Baranger, professeur de droit public à l’université Paris-II Panthéon-Assas. Cette recevabilité est souvent appréciée avec souplesse pour les propositions de loi, mais avec rigidité pour les amendements. »
Un « esprit de la loi » revendiqué par l’opposition, pour qui Eric Coquerel, favorable à l’abrogation, devra seul évaluer le respect ou non de l’article 40 de la Constitution. Un parlementaire trop « partisan », selon la majorité. Celle-ci avait quitté les bancs de l’Hémicycle, le 9 février, quand le député La France insoumise jugeait conforme à la norme juridique suprême la proposition de loi visant à la nationalisation d’EDF.
Deux semaines avant la niche parlementaire LIOT, l’opposition accuse la majorité d’empêcher les députés de légiférer sous couvert d’appliquer l’article 40, symbole du « parlementarisme rationalisé » de la Constitution de 1958. « La plus grande inégalité » entre gouvernement et parlementaires dans le droit d’amender, estimaient en 2008 Didier Migaud et Jean Arthuis, alors présidents des commissions des finances de l’Assemblée nationale et du Sénat, dans une tribune au Monde appelant à sa suppression. « Si on l’appliquait de manière très stricte, on n’aurait en réalité plus aucune proposition de loi, [parce qu’elles] comportent quasiment toutes des dépenses habituellement gagées », a défendu mardi Eric Coquerel.
En cas d’adoption de la proposition de loi LIOT, issue hautement improbable sans le vote du Sénat, la majorité prévient déjà qu’elle saisira le Conseil constitutionnel. Il reviendrait alors à ses membres la mission de trancher définitivement sur la recevabilité financière de l’abrogation de la réforme des retraites.