« Gris » : Peter Sloterdijk explore la couleur de la modernité

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Livre. Le gris n’est pas une couleur comme une autre. D’abord parce que ce pigment apparaît comme une totalité : « La somme des couleurs individuelles ne produit pas une omnicouleur lumineuse, mais plutôt un gris brunâtre et terne. » Ensuite parce que Peter Sloterdijk en fait la « valeur colorée déterminante du temps présent ». Car l’ontologie des modernes serait plus que jamais teintée de ce gris qui « donne à voir à nos contemporains l’omnicouleur incolore de la liberté aliénée », selon la thèse un brin fataliste du philosophe allemand développée dans son ouvrage Gris. Une théorie politique des couleurs. Le gris serait-il la couleur ultime d’un Occident qui a tout exploré, tout tenté, tout imaginé, et en ressortirait épuisé ?

Plus qu’un défi réflexif – « Tant qu’on n’a pas pensé le gris, on n’est pas un philosophe », dit-il en paraphrasant une maxime de Cézanne sur la peinture –, l’ancien recteur de la Hochschule für Gestaltung de Karlsruhe regarde notre civilisation à travers le gris ambigu de sa pensée : sa focalisation sur la perte lui donne une tonalité conservatrice. Le philosophe, auteur d’une œuvre majeure depuis Critique de la raison cynique (1983), notamment marquée par la trilogie Sphères au tournant des années 2000, déplorait dans son dernier livre traduit, Faire parler le ciel (Payot, 2021), l’effacement de la « théopoésie », cette parole des dieux qui a si longtemps été la boussole du sens. Le gris terminal de la modernité, lui, devient synonyme d’une ère de l’indistinction, du neutre, de l’effacement, de l’indifférenciation, de l’« adiaphorisation », néologisme renvoyant à une neutralisation morale dont il fait l’envers de la célébration contemporaine de la diversité.

Cette variation sur le gris, Peter Sloterdijk la compose avec sa prose singulière qui le place en France quelque part entre Régis Debray et Bruno Latour : son style est volontiers facétieux, quelquefois nébuleux ou déroutant, tout en brillant par éclats. Comme lorsqu’il assimile la technique à une « inflation de la magie » et fait de l’appareil photo une « magie généralisable », ou qu’il analyse l’hégémonie du gris dans l’Allemagne réunifiée comme le fruit des « déceptions réciproques » de ces retrouvailles. Ce dépit façonnerait toute une génération marquée par le « gris Merkel » et l’hégémonie d’automobiles aux « tonalités métalliques et mates sophistiquées ». En 2021, le catalogue de Mercedes proposait cent dix nuances de gris, relève-t-il malicieusement.

Inspiré par Cézanne, c’est le mode pictural qui rend le mieux son geste intellectuel. Car Gris n’a pas l’esprit de système : Peter Sloterdijk fonctionne à l’inspiration du coup de pinceau. Mais il remplit sa toile, avec ses cinq chapitres (et ses quatre « digressions ») qui couvrent la totalité du spectre : philosophie, technique, littérature, théologie.

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