La lecture du rapport public annuel 2023 de la Cour des comptes consacré à la décentralisation, remis le 10 mars, invite à ne pas confondre sévérité du jugement et radicalité du propos. Si en effet l’appréciation portée sur quarante ans de décentralisation est des plus critiques, c’est au nom d’une grille d’analyse et de propositions d’une affligeante banalité.
Doit-on encore une fois conforter les élus locaux dans la déploration d’un pays insuffisamment décentralisé, au milieu du gué ? N’est-il pas temps d’acter que d’une certaine façon la France est en réalité un des pays les plus décentralisés au monde, en raison de son parti pris communaliste ?
En regard de nos voisins européens notamment, le paysage français postdécentralisation se caractérise avant tout par la perpétuation de notre modèle historique structuré par la bipolarité Etat/communes, le jacobinisme national et le jacobinisme local émietté en 35 000 communes se confortant mutuellement. Et par conséquent, ce dont nous souffrons, ce n’est pas d’une insuffisante décentralisation, mais d’une faiblesse structurelle de nos niveaux intermédiaires.
Les dépenses des communes et des intercommunalités pèsent une fois et demie celles des départements et des régions réunis, selon la Cour des comptes. Pourtant, seuls ces derniers seraient en capacité de se substituer à l’Etat pour mettre en œuvre de façon différenciée les grandes politiques nationales, et pour « décoloniser la province », comme le suggérait dès 1966 Michel Rocard.
Un modèle fondateur épuisé
Peut-on encore suivre la Cour des comptes dans ce qui constitue le fil rouge de ses propositions de réforme, c’est-à-dire la clarification des missions et des compétences entre les échelons de collectivités territoriales, sans rappeler que ce principe est au cœur des lois de décentralisation successives depuis 1982 ? Il faut plutôt s’interroger sur ce paradoxe : plus le législateur accroît la spécialisation des compétences, plus les pratiques mettent en évidence l’enchevêtrement de ces dernières. On pourrait alors tirer deux leçons de ce constat.
En premier lieu, cette spécialisation des compétences (aux uns l’économie, aux autres le social…) va à l’encontre du processus de légitimation politique de l’élu local, de son mandat politique : on n’est pas élu parce qu’on gère bien les collèges, mais parce qu’on s’occupe bien du territoire. Et d’autre part, cette spécialisation sectorielle des compétences avait du sens au moment de la conception de la décentralisation, dans les années 1960 : ce taylorisme territorial était alors le reflet du mode d’organisation industrielle de la société dans son ensemble.
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