Président de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), l’économiste Fatih Birol appelle à utiliser l’énorme potentiel solaire du continent pour réduire sa pauvreté énergétique. Il demande également aux pays occidentaux de ne pas s’opposer à l’exploitation des réserves de gaz à des fins domestiques, sous peine d’entraver l’industrialisation et le développement de l’Afrique. L’impact sur les émissions de gaz à effet de serre mondiales et sur le réchauffement serait insignifiant, selon les calculs de l’AIE.
Pourquoi ce sommet sur le climat, pour la première fois à l’initiative des chefs d’Etat africains, est-il important à vos yeux ?
Il est important que les chefs d’Etat africains se saisissent des enjeux énergétiques et climatiques globaux, mais il est aussi indispensable que les dirigeants occidentaux, la Chine et les autres grandes nations comprennent les réalités et les besoins de l’Afrique. La situation du continent devrait être regardée de manière plus objective.
Parce que ce n’est pas le cas ?
Disons que je crois utile de rappeler certains faits. Une personne sur deux en Afrique n’a toujours pas accès à l’électricité, alors que le continent possède le plus important potentiel d’énergie solaire au monde. Le solaire est devenu partout, et y compris en Afrique, la source d’énergie la moins chère. Or, aujourd’hui, l’énergie produite à partir du solaire sur un continent de plus de 1 milliard d’habitants est deux fois moins importante que celle produite par les Pays-Bas.
C’est une des plus grandes injustices économiques que j’ai jamais observées. Je souhaite aussi rappeler que nous tous qui parlons beaucoup des inégalités de genre avons sous nos yeux en Afrique, du fait du manque d’accès à une énergie moderne, une des plus grandes d’entre elles : le fait que 75 % des familles continuent de dépendre du charbon de bois pour cuire les aliments signifie que les femmes perdent en moyenne quatre heures par jour pour collecter le bois et cuisiner. Chaque année, des centaines de milliers d’entre elles meurent du fait de la pollution de l’air intérieur. Or, selon nos calculs, ces deux sujets majeurs pour l’avenir de l’Afrique peuvent être résolus en investissant 25 milliards de dollars par an [23 milliards d’euros], soit ce que nous dépensons quand nous construisons un terminal de taille moyenne de gaz naturel liquéfié.
Ces réalités ne sont pas nouvelles, comment expliquez-vous que si peu de progrès aient été réalisés ?
Les économies avancées ont jusqu’à présent choisi de les ignorer. Cette posture ne peut plus perdurer. Ce qui n’a pas été fait pour des raisons éthiques − les pays occidentaux auraient pu faire davantage pour résoudre ces problèmes de pauvreté énergétique en Afrique − devient un impératif pour contenir le réchauffement climatique et prévenir des mouvements migratoires massifs. Mais il y a un autre enjeu qui est celui du développement, et qui peut apparaître en conflit avec la question climatique lorsqu’il s’agit de décider si l’Afrique doit ou ne doit pas utiliser ses énergies fossiles, et en particulier ses importantes réserves de gaz.
Mon analyse est la suivante : le continent peut satisfaire plus de 95 % de ses besoins en électricité grâce aux énergies renouvelables (solaire, éolienne et hydroélectrique). Mais l’Afrique a besoin d’énergie pour développer une industrie agroalimentaire, des usines d’engrais, de ciment, la désalinisation de l’eau… Sur le plan technique, les procédés de fabrication dans ces filières exigent des températures qui ne peuvent être atteintes avec les énergies renouvelables.
Par conséquent, l’Afrique, pour ses besoins domestiques, doit utiliser ses réserves de gaz. Et, d’après nos calculs, cela aurait un impact très marginal sur les émissions de gaz à effet de serre, puisque en prenant pour hypothèse que l’Afrique subsaharienne utilise toutes ses réserves − ce qui est impossible −, sa part dans les émissions mondiales [liées à la combustion des énergies fossiles] passerait de 3 % à 3,5 %. L’attitude dogmatique des pays occidentaux, qui souhaitent empêcher l’Afrique d’utiliser son gaz, revient à lui interdire de s’industrialiser. Et il faut aussi être conscient des conséquences que cela a sur le plan géopolitique, en creusant la fracture entre l’Afrique et le monde occidental. Je ne crois pas que cela soit une bonne chose.
Les pays occidentaux − européens notamment − ont-ils évolué dans leur position depuis la guerre en Ukraine ?
Assez peu. Ils ont fait un geste pour assurer leurs propres approvisionnements en gaz à travers des importations, mais je parle d’une production dont l’objectif serait d’alimenter le continent. Sur ce point, malheureusement, les Occidentaux ont peu bougé.
Plusieurs pays africains ont annoncé la découverte de gisements pétroliers. Leur exploitation est-elle compatible avec les recommandations de l’AIE, qui prône la fin de l’exploration des énergies fossiles pour conserver une chance de maintenir la hausse des températures en dessous de 1,5 °C ?
Il existe en effet beaucoup de nouveaux projets tournés vers l’exportation. Je m’interroge sur leur viabilité économique. Il faut comprendre que la demande mondiale en pétrole ne va plus beaucoup augmenter car la transition énergétique, en particulier dans les transports, est engagée. Nous prévoyons un pic de la demande en pétrole avant 2030. Or ces nouveaux gisements sont bien souvent plus coûteux à exploiter que les gisements existants. Leur exploitation va demander plusieurs années avant de parvenir au stade opérationnel de production. Indépendamment des considérations climatiques, il y a donc une équation économique qui ne justifie pas d’exploiter ces réserves. Et je ne pense pas, en dépit des annonces qui ont pu être faites, que la plupart verront finalement le jour.