Sur le marché mondial de la papeterie, ces deux géants ont une réputation bien différente. Le premier est infréquentable, ou presque : c’est l’indonésien Asia Pulp and Paper (APP). L’entreprise a été régulièrement mise en cause pour des déforestations massives au cours des vingt dernières années et n’a jamais réussi à convaincre du sérieux de ses engagements environnementaux.
Et puis il y a Paper Excellence. Ce groupe canadien aux multiples usines de pâte à papier se pose en défenseur de l’industrie et des emplois en Amérique du Nord comme en Europe. Au printemps 2022, sa filiale française Fibre Excellence SAS a été saluée par les organisations syndicales et écologistes françaises pour avoir « sauvé », avec Veolia, l’usine de papier recyclé Chapelle-Darblay, près de Rouen (Seine-Maritime).
Deux empires que tout sépare ? Ils ont pourtant en commun d’être aux mains d’une même famille indonésienne, les Widjaja, à la tête du conglomérat Sinar Mas. Le père, Teguh, a dirigé Asia Pulp and Paper jusqu’en 2022, tandis que le fils, Jackson, gère Paper Excellence. Malgré ce lien familial, les entreprises revendiquent être deux entités complètement étanches : il ne faudrait pas imputer à l’une les dérives de l’autre.
Mais ce récit n’est qu’une façade. Contrairement à ce que prétend la famille Widjaja, les deux groupes opèrent en réalité comme un seul et dupent les autorités du monde entier. C’est ce que démontre l’enquête du Monde menée avec plusieurs médias partenaires au sein du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) dans le cadre du projet « Deforestation Inc ». Dommages environnementaux, pratiques anticoncurrentielles, chantage à l’emploi… Enquête sur une nébuleuse en passe de dominer le marché mondial de la pâte à papier.
« Deforestation Inc. », une enquête internationale
Mettre fin à la déforestation d’ici à 2030. C’est l’engagement pris par une centaine de pays à la COP26 en Ecosse, fin 2021, mais sa réalisation reste très incertaine. Failles dans les réglementations, industriels et certificateurs peu scrupuleux… L’enquête internationale « Deforestation Inc. » dévoile les mécanismes qui rendent la prédation environnementale possible. Cent quarante journalistes d’une quarantaine de médias partenaires au sein du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), dont Le Monde, ont travaillé sur ce projet.
D’étranges destins croisés
Pour comprendre le tour de passe-passe réalisé par Asia Pulp and Paper, il faut remonter une quinzaine d’années en arrière. En octobre 2007, l’organisation non gouvernementale (ONG) internationale Forest Stewardship Council, qui gère le label FSC de gestion durable du bois, exclut APP du fait de son implication dans des « pratiques de destruction des forêts ». Une décision encore valable aujourd’hui, faute d’efforts convaincants du papetier.
La certification FSC est indispensable pour accéder à certains marchés, en particulier en Amérique du Nord et en Europe, et permet aussi de vendre sa production à un prix plus élevé. Sa perte a donc durablement endommagé la réputation et les affaires d’APP. « Son historique environnemental est désastreux et très bien documenté. Ils ont détruit plus d’un million d’hectares de forêts en Indonésie », atteste Grant Rosoman, expert forêts de Greenpeace. En 2011, l’ONG fait campagne contre le groupe en mettant la pression sur plusieurs de ses clients, présentés comme complices de la déforestation. Les marques de jouets Mattel, Lego ou encore Disney cessent alors de s’approvisionner auprès de l’indonésien pour leurs emballages.
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