Il faut fournir un sérieux effort d’imagination pour se rappeler qu’il y a trois ans exactement, lors du symposium annuel de la Réserve fédérale américaine (Fed) à Jackson Hole (Wyoming), il n’était encore question que des périls d’une inflation trop faible et des moyens de les combattre. Cette année, le ton était tout autre. Avec une grande fermeté, la Banque centrale européenne (BCE) comme la Fed ont mis l’accent sur l’impératif de ramener l’inflation à 2 % pour tenter de restaurer une crédibilité entamée par les mauvais résultats de 2022. On ne peut leur tenir rigueur de le faire.
Cependant, si la Fed s’en tient essentiellement à piloter les anticipations de taux pour les mois à venir, la BCE a commencé à développer une analyse plus structurelle. Au fil d’une série de discours – d’Isabel Schnabel d’abord (la membre allemande du directoire), puis de la présidente, Christine Lagarde – s’élabore l’idée que nous serions entrés, depuis 2020, dans une nouvelle période marquée par la prégnance de risques inflationnistes.
Le discours de Christine Lagarde à Jackson Hole est l’expression la plus articulée de cette analyse. Il cite trois mutations durables : le changement de contexte énergétique, qu’amplifie la transition accélérée vers une économie décarbonée ; la fragmentation croissante de l’économie mondiale, sous l’effet notamment de la montée des rivalités géopolitiques ; les transformations d’un marché du travail toujours marqué par les séquelles de la pandémie. La conjonction de ces trois facteurs pourrait signer non seulement la fin d’une décennie déflationniste, mais celle, aussi, de la « grande modération » des prix et des salaires qui avait commencé au début des années 1990.
La récurrence des chocs
Il ne fait aucun doute que la guerre en Ukraine marque la césure entre une période d’abondance de l’énergie fossile et une période de mutation des systèmes énergétiques. A terme, cette mutation mettra fin à la dépendance aux énergies carbonées et devrait restaurer une forme d’autosuffisance énergétique, qui devrait être facteur de stabilité. Mais les vingt années qui viennent risquent d’être marquées par la récurrence des chocs sur les approvisionnements en minéraux critiques et par la fragilité d’un système énergétique en transformation. On ne reviendra pas à un monde où gaz russe et gaz de schiste américain assuraient l’équilibre du marché sans trop de variations des prix.
Il y a aussi beaucoup de raisons de penser que les rivalités géopolitiques et la fragmentation de l’économie mondiale vont avoir un net impact inflationniste. Pour légitime qu’il soit, l’impératif de résilience a un coût, qui va se mesurer en points d’inflation supplémentaires. S’y ajoute l’effet de ce qu’on appelle pudiquement la réduction du risque chinois, qui est souvent le paravent du protectionnisme, dans un contexte où, après avoir joué le rôle d’armée de réserve mondiale durant près de trois décennies, la Chine avait de toute façon cessé d’exercer une pression désinflationniste sur l’économie globale. Sur ce terrain, les banquiers centraux ne sont pas en position décisionnaire, mais ils ont raison de dire avec fermeté que les choix politiques se payent.
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