Né en 1984, Evgeny Morozov est un journaliste et essayiste d’origine biélorusse. Observateur attentif de l’impact des nouvelles technologies, il s’intéresse à l’histoire du numérique, des outils informatiques autres que ceux provenant de la Silicon Valley. Il est notamment l’auteur de Pour tout résoudre, cliquez ici ! L’aberration du solutionnisme technologique (FYP, 2014). Cinquante ans après le coup d’Etat du 11 septembre 1973, Evgeny Morozov vient de publier un podcast sur le Chili de Salvador Allende, intitulé « The Santiago Boys » (en anglais, gratuit, disponible sur les grandes plates-formes de streaming et sur le site The-santiago-boys.com). Dans cette enquête qui entremêle la cybernétique et l’espionnage, le journaliste décrit le projet développé au Chili au début des années 1970 pour piloter l’économie nationale grâce à un réseau de télex et d’ordinateurs, et sortir d’une relation de dépendance technologique vis-à-vis des Etats-Unis.
Dans votre podcast, vous revenez sur un aspect méconnu du projet de Salvadore Allende pour transformer le Chili et l’emmener sur la voie du socialisme : de nouvelles technologies ont été développées sur place pour moderniser l’économie. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consistait le réseau informatique alors imaginé ?
Après son élection à la présidence en 1970, Salvador Allende s’est en effet appuyé sur une équipe d’une quinzaine d’ingénieurs qui ont lancé le projet Cybersyn (cybernétique et synergie). Mais plus d’une centaine de personnes ont participé à ce projet, certaines venaient de l’étranger, du Royaume-Uni, d’Argentine, du Brésil. L’ambition était de suivre en temps réel la production des entreprises du pays grâce à un réseau de télex et des programmes informatiques ad hoc. Poussé par la nécessité, le pays a en effet dû faire le choix de l’innovation.
En 1971, rapidement après l’élection d’Allende, le pays a fait face à une crise due au manque de ressources managériales pour administrer les centaines de sociétés nationalisées. Les Etats-Unis en ont conscience et font tout pour inciter les gestionnaires chiliens à s’installer en Amérique du Nord. La situation est rendue encore plus difficile par le « blocus invisible », comme on disait à l’époque, auquel se livre Washington, qui empêche la livraison de nouvelles technologies ou des pièces nécessaires à leur entretien.
C’est ce contexte de crise qui a amené Fernando Flores, un jeune technocrate de l’administration chilienne, à se mettre en quête d’une solution. Il s’est alors tourné vers un consultant et théoricien britannique, Stafford Beer (1926-2002), un pionnier de la gestion cybernétique des organisations. Ensemble, Stafford Beer et Fernando Flores ont conçu ce projet. Dix critères, ou dix variables, devaient être suivis dans chaque usine, et les données devaient être envoyées par télex à un ordinateur central, qui se trouvait à Santiago, pour y être traitées par un logiciel créé par Stafford.
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