Depuis le mont Tidirhine, plus haut sommet de la chaîne du Rif, dans le nord du Maroc, les champs de cannabis s’étendent jusqu’à la ligne d’horizon. En ce début de printemps, la terre est à nu, tout juste labourée. Les paysans attendent la pluie pour semer les graines dont les fleurs seront récoltées en août. Depuis sa maison de Ketama, à 1 700 mètres d’altitude, Abdellatif Adebibe surplombe la vallée où les embruns d’iode venus de la Méditerranée se mêlent aux senteurs des cèdres. « Nous sommes ici dans le temple du kif », présente le cultivateur de 70 ans, président de l’Association pour le développement du Rif central.
Dans cette vallée pousse une variété locale. « La plante autochtone, cultivée depuis des siècles, explique-t-il. Nos ancêtres écrasaient les graines pour faire de l’huile qui soignait les maladies de peau. Ils en faisaient du tissu, des cordes, des paniers… Certains fumaient la fleur séchée mélangée à du tabac dans des sebsi [pipes]. » Les Rifains l’appellent la « beldiya » (qui vient d’ici, du « bled »), par opposition aux variétés hybrides importées, « gaouriya » (l’occidentale) ou « roumiya » (l’étrangère), au taux de THC (principale molécule psychoactive) beaucoup plus fort et aux rendements plus élevés, mais décriées pour leur impact écologique. Au fil des ans, ces variétés ont envahi la chaîne du Rif, supplantant peu à peu la « beldiya ».
En 2021, le Maroc, premier producteur mondial de résine de cannabis selon les Nations unies (ONU) – avec une estimation de 55 000 hectares consacrés à cette culture –, a adopté une loi autorisant l’usage de la plante à des fins médicales et industrielles. Une fierté pour Abdellatif Adebibe, qui a fait le tour du monde jusqu’à la tribune de l’ONU pour défendre sa légalisation. Et qui observe maintenant le chantier en cours : « Il ne faut pas se tromper de route. Il va falloir réhabiliter la beldiya si on veut placer l’homme et son terroir au centre du projet. »
Pakistana, mexicana, khardala, critikal… Toutes ces variétés hybrides modernes, importées d’Europe et d’Amérique du Nord par des intermédiaires, ont fait leur apparition dans le Rif au début des années 2000, selon Kenza Afsahi, sociologue à l’université de Bordeaux. A l’époque, les consommateurs européens se tournaient de plus en plus vers des produits fortement dosés en THC. « Les hybrides visaient en partie à s’adapter à l’évolution de leur goût, explique-t-elle, dans un contexte de concurrence grandissante au haschich marocain sur les marchés européens. »
Des sécheresses à répétition
Dix ans plus tard, les saisies internationales de drogues pointaient un paradoxe : alors que le Maroc avait nettement réduit ses cultures de cannabis dans le cadre d’un grand programme de reconversion – passant de 134 000 hectares en 2003 à 47 500 hectares en 2011, selon l’Office de l’ONU contre la drogue et le crime –, « la production de résine marocaine n’avait pas diminué pour autant, avec des taux de THC accrus », relate le géographe Pierre-Arnaud Chouvy. En 2015, il signait avec Kenza Afsahi une étude publiée par l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) révélant comment ces hybrides, au rendement deux à trois fois supérieur au kif traditionnel, avaient pu compenser la réduction des surfaces.
La même étude montrait à quel point ces nouvelles variétés bouleversaient les équilibres écologiques de la région, déjà fragilisés par des décennies de monoculture intensive de cannabis, au prix d’une déforestation massive. Très gourmandes en eau, « elles ont contraint les agriculteurs à investir dans des équipements d’irrigation et à forer des puits toujours plus profonds, parce que ces hybrides ne sont pas cultivables sans irrigation », rapporte Pierre-Arnaud Chouvy. A la différence, selon lui, de la variété de pays, « cultivable en agriculture pluviale ou en tout cas sans recours massif à l’irrigation ».
Alors que le Maroc subit des sécheresses à répétition, le chercheur alerte sur la « crise écologique » qui menace le Rif : « Outre la pollution et l’appauvrissement des sols causés depuis longtemps par de grandes quantités d’intrants chimiques, ces hybrides pourraient désormais rapidement épuiser ses ressources en eau. Dans ce contexte, la variété de pays est la plus à même de continuer d’y être cultivée. Sans quoi un jour, le Rif n’aura probablement même plus le kif pour survivre. »
Sur la route de Ketama à Chefchaouen, des dizaines de bassins de rétention, de pompages illégaux, de tuyaux qui serpentent des vallées dépourvues de forêts témoignent de cette surexploitation. A Chefchaouen, une véritable « guerre de l’eau » s’est déclarée « entre les cultivateurs qui drainent de grandes quantités dans les rivières et les nappes phréatiques, et ceux qui n’en ont pas les moyens », rapporte Saïd, 36 ans, qui possède quelques lopins sur les hauteurs de la ville. « Conséquence, dit-il, des paysans émigrent vers les villes ou à l’étranger et louent leurs terres. »
Vers une appellation d’origine contrôlée ?
Saïd cultive un tiers de critikal, la dernière variété en vogue, et deux tiers de beldiya. De quoi faire la comparaison : « La critikal donne des tiges jusqu’à deux fois plus grandes et met donc plus de temps à pousser. On la récolte en octobre, il faut l’irriguer tout l’été. Elle exige aussi beaucoup d’engrais, se vend moins cher et est bien moins bonne à fumer. » Selon lui, « les gens commencent à regretter de cultiver la critikal ; même dans les douars où on ne cultive que ça, certains l’ont abandonnée et reviennent à la beldiya ».
Mais des années d’hybridation et de croisements incontrôlés ont poussé des scientifiques marocains à s’interroger sur la survivance de la variété locale. En 2021, l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) a lancé un programme de recherche sur la question. Son but : « Identifier et caractériser les variétés locales connues sous le nom générique de beldiya, c’est-à-dire connaître leur ADN, leur composition biochimique, leur rendement, leur morphologie, pour parvenir à les inscrire au catalogue officiel des variétés marocaines et préserver leur patrimoine génétique », explique Mouad Chentouf, coordinateur de ce programme, qui, à mi-parcours, se dit « confiant ». Il en va selon lui de la réussite de la filière légale de cannabis : « Pour un développement durable et autonome de cette filière, il faut obligatoirement revenir à la variété locale, adaptée à l’environnement où elle est cultivée. »
Des industriels marocains lancés dans la fabrication de produits à base de cannabis se sont eux aussi mis à défendre ce « patrimoine à sauver », qui leur apparaît comme l’atout du Maroc dans un marché mondial très concurrentiel. A l’instar du laboratoire Pharma 5, qui, dans une étude publiée par le média marocain Le Desk, met en avant la qualité de la beldiya, sa moindre teneur en THC, son odeur et sa saveur uniques… Jusqu’à plaider pour une appellation d’origine contrôlée (AOC), « gage de qualité supérieure et de responsabilité écologique et sociale, comme la France a son champagne ou le Japon son bœuf de Kobe ».
Un label « made in Rif » ? « Made in Ketama », préfère Abdellatif Adebibe, qui, lui, défend une « appellation bio, AOC, équitable » dans la « zone historique du kif ». Sur le mont Tidirhine, il fait partie des cultivateurs qui participent au projet de l’INRA. En contrebas de sa maison, il a encerclé une parcelle dont la récolte est réservée à ses laboratoires. Et ce « afin de prendre la bonne direction », dit-il : « Redonner à la plante autochtone sa valeur, promouvoir le développement local de la région, garantir un avenir à sa population. »