C’est bien connu. La langue est « la meilleure et la pire des choses ». L’écrivaine sino-américaine Yiyun Li le sait mieux que personne, elle qui, très jeune, a cru pouvoir se fier à une langue qui « mentait ». C’était au milieu des années 1970, dans une banlieue de Pékin. On l’avait emmenée, avec sa classe, voir un groupe de prisonniers sur le point d’être exécutés. A un moment, quelqu’un a crié : « Mort aux voyous contre-révolutionnaires ! » Et ces cinq mots ont suffi pour que la fillette trouve la sentence très naturelle : « Après tout, nous vivions au “pays du bonheur absolu”, se souvient-elle. C’est ce que disaient les chants qu’on nous faisait apprendre. » Pourquoi ces « criminels » voulaient-ils tout ruiner ?
Sur la réserve
Depuis son enfance, cette histoire la hante. Elle nous la raconte depuis Princeton (New Jersey), où elle habite désormais et enseigne le creative writing à l’université. Cette année, elle aura vécu vingt-cinq ans en Chine et vingt-cinq ans aux Etats-Unis, deux demi-vies exactement. Mais, de son décor américain, nous ne verrons rien : l’écrivaine l’a caché pour se protéger. Sur l’écran, elle apparaît douce et souriante, mais sur la réserve. En chinois, le deuxième caractère de son prénom signifie « nuage ». Le premier renvoie à quelque chose d’aérien. « Nuage flottant… Oui, quelque chose comme ça… » Ce nom lui va bien. On l’a toujours qualifiée de rêveuse, de furtive, d’insaisissable. Sa prose est à cette image. « J’aime les atmosphères, dit-elle, les climats. »
Sa langue maternelle lui avait donné foi dans le régime. C’est elle, aussi, qui va la lui faire perdre. Nous parlons des désillusions de Tiananmen – ce « moment d’espérance » qu’elle a vécu de près : « J’avais 16 ans, et mon lycée était tout à côté. [Après le 4 juin 1989], on avait interdiction formelle de dire qu’il y avait eu des morts. » Mais, aussi, de son incorporation forcée dans l’armée après les « événements ». La défiance date pourtant d’avant. « Au lycée, j’avais participé à un concours d’éloquence. Le vainqueur devait représenter la classe lors d’un événement patriotique. » Yiyun Li se lance, « par jeu », et s’aperçoit qu’il suffit de « combiner des formules toutes faites » pour bâtir un merveilleux discours de propagande. Pis : ses « mensonges poétiques » émeuvent aux larmes ses camarades. « Ce jour-là, j’ai compris que je ne pouvais pas faire confiance à la langue chinoise, dit-elle. Que le régime reposait sur des mots creux. »
C’est l’anglais qui va la libérer et la conduire vers la littérature (jamais elle n’écrira en chinois). A l’âge d’entrer à l’université, Li s’inscrit en médecine à Pékin. « Mon père, physicien nucléaire, était convaincu qu’une carrière scientifique, loin de la politique, serait pour moi la moins risquée. » En 1996, elle part se former aux Etats-Unis et se spécialise en immunologie. « Amérique, bon pays, dit un personnage dans Un millier d’années de bonnes prières (Belfond, 2011). Ma fille gagne beaucoup d’argent… » De fait, la voilà promise à une brillante carrière quand, soudain, changement de cap : adieu les sciences, l’écriture sera son métier.
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