« Une conversation », d’Annie Ernaux et Rose-Marie Lagrave, présenté par Sarah Hechler, Claire Mélot et Claire Tomasella, postface de Paul Pasquali, Editions de l’EHESS, « Audiographie », 140 p., 8,50 €.
Annie Ernaux et Rose-Marie Lagrave ne se sont connues que tardivement, dans un colloque consacré aux liens entre littérature et sciences sociales, à Paris, au début des années 2000. La première, future Prix Nobel de littérature, avait fait de la condition féminine un objet de littérature dès son premier roman, Les Armoires vides (Gallimard, 1974). La seconde, sociologue, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, s’apprêtait à fonder un des premiers masters consacrés aux études de genre en France. Cette rencontre était peu probable, tant le monde littéraire et la sociologie se fréquentent peu. Pourtant, c’est d’une « reconnaissance mutuelle » qu’il s’est agi entre elles lors de ce premier contact, comme le dit Annie Ernaux dans une formule singulière.
Cette reconnaissance, c’est évidemment celle des lieux et des événements qui ont contribué à leurs parcours respectifs : des origines en Normandie, un milieu familial modeste, l’école qui permet de s’en extraire, parfois au prix d’une grande violence symbolique, le poids quotidien du catholicisme, l’engagement féministe, la déception conjugale et le démariage. L’une et l’autre se remémorent et reconnaissent ensemble, au fil de la conversation engagée dans ce livre bref et saisissant, ces marques laissées par la société sur leur existence de femmes émancipées, nées à quelques années d’écart au milieu du XXe siècle.
La reconnaissance dont il s’agit ici est aussi celle des influences intellectuelles et des dettes réciproques entretenues par la littérature et les sciences sociales. On mesure, en effet, très finement, en lisant Une conversation, combien certaines lectures ont mis en mouvement ces deux femmes, chacune dans sa direction. Il s’agit de Simone de Beauvoir évidemment, mais aussi de Janine Brégeon, Germaine Greer, Claire Etcherelli ou Pierre Bourdieu, sur lequel elles portent toutes deux un regard plus positif que nombre de jeunes féministes.
Jeu de miroirs
Cette conversation met de fait en évidence la façon dont la sociologie critique de Bourdieu, son attention à la matérialité des structures sociales et de la mémoire notamment, a permis à Annie Ernaux de décrire ce qu’elle appelle, à propos de l’avortement, qui est l’objet de L’Evénement (Gallimard, 2000), l’« effarement du réel ». En retour, ses livres ont été, dès la parution des Armoires vides, des sources d’inspiration que Rose-Marie Lagrave décrit, dans un jeu de miroirs, comme des « boussoles non normatives » pour sa propre sociologie, ajoutant : « De livre en livre, je ne t’ai plus jamais lâchée. »
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