« Un long silence interrompu par le cri d’un griffon », de Pierre Senges, Gallimard, « Verticales », 176 p., 19,50 €, numérique 14 €.
« Epître aux Wisigoths », de Pierre Senges, Corti, « En lisant en écrivant », 192 p., 19 €.
C’est au chapitre 9 d’Alice au pays des merveilles, de Lewis Carroll (1865), que « le cri du griffon » interrompt le silence de la Fausse Tortue, se souvenant qu’elle fut jadis une vraie tortue. Le lecteur ne découvrira cette clé du titre du nouveau roman de Pierre Senges, Un long silence interrompu par le cri d’un griffon, qu’à la très longue rubrique « Silences », dans la seconde moitié du livre : là où la première partie inventait à grandes enjambées gourmandes la biographie de Pavel Pletika – « (1881-1961) » –, la seconde restitue des extraits de l’Encyclopédie du silence que Pletika aura mis trois décennies à rédiger dans le plus grand secret, au pays des Soviets.
Les sous-sols de l’histoire
A rebours du réalisme socialiste prôné par les sbires de Staline, cette encyclopédie se devait d’être, selon Pavel Pletika, « l’hospitalité faite à toutes les variétés de silence », non sans évoquer « le beau vertige de Thomas De Quincey au moment de comprendre qu’il ne pourra jamais lire les millions de livres de la British Library », sachant qu’elle devrait compter suffisamment de pages pour « ne jamais être lue entièrement », afin de favoriser une illusion de totalité.
On peut dire que Pletika y aura mis une foi de converti, lui qui avait été suffisamment bavard pour prononcer des conférences d’une voix qui savait « charmer les femmes mariées » et « subjuguer les vieux professeurs ». Ses amis, cependant, attendront l’effondrement soviétique pour qu’un heureux hasard leur permette de retrouver la trace de cette Encyclopédie soigneusement dissimulée, et d’autres années encore pour la décrypter, grâce à une musicienne qui possède ce que dans leur jargon les sous-mariniers appellent une « oreille d’or » – puisque (mais ne dévoilons rien) cette Encyclopédie du silence aura provoqué dans les sous-sols de l’histoire beaucoup de bruits, et des plus bizarres.
Outre son aisance à multiplier des digressions qui paraissent évidentes et nécessaires, Pierre Senges restitue l’épopée de Pletika avec une ironie élégante et facétieuse, même lorsqu’elle se fait mordante. Reste que l’ironie ne va jamais sans provoquer un effet d’entre-soi du meilleur aloi, qui entraîne le lecteur : accentué par la tonalité flegmatique, l’effet peut se révéler perturbant lorsqu’il est question, non sans réalisme, des pires années staliniennes dont témoigne entre toutes l’œuvre d’Ossip Mandelstam (1891-1938), engagé malgré lui parce qu’embarqué comme tous, la poésie en étendard.
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