Sylvain Creuzevault : « Regarder la barbarie autrement qu’avec les yeux de l’effroi »

0
31

Sylvain Creuzevault est en pleine forme. A 41 ans, le metteur en scène présente deux spectacles en miroir : L’Esthétique de la résistance, formidable fresque créée à Strasbourg en mai, d’après le livre-somme de Peter Weiss, et Edelweiss (France Fascisme). Tous deux sondent la période de la seconde guerre mondiale, du point de vue du front de l’Est et de la Résistance d’un côté, de celui de la France de la collaboration de l’autre.

Vos deux créations s’inscrivent dans un projet commencé en 2009 avec « Notre terreur », qui est une forme de généalogie des mouvements révolutionnaires. Quel était le désir de départ ?

Outre ma passion pour l’histoire, cette généalogie était aussi une méthodologie. Tout part du vœu de saisir, et donc d’originer ce que j’ai sous les yeux, aujourd’hui. La manière que socialement nous avons de vivre au XXIe siècle prend sa source parfois très loin, sans qu’on en ait forcément connaissance. Le monde néolibéral dans lequel j’ai grandi, et même dans lequel je suis né, ce monde qui est la matrice, le langage de notre génération, a des spécificités : il est une chose matérielle qui est produite, pas une chose naturelle. Si on veut en comprendre les mécanismes, il faut remonter à l’origine. Mener cette généalogie, c’est donc d’abord une manière de lire le présent, de tenter de rendre lisible pour nous ce monde néolibéral qui produit sans cesse des écrans de fumée.

Comment cette généalogie s’est-elle mêlée à l’invention de votre théâtre ?

Le théâtre qu’on a essayé de proposer depuis le début consiste à voir comment les idées bougent, ou plutôt comment on bouge les idées, comment on arrive à les faire jouer. Cet art est un formidable outil pour sonder comment une idée empoisonne un corps, l’affecte, dans l’enthousiasme ou dans le pire. Quelles passions tristes, morbides, ou au contraire vivifiantes, les idées produisent sur les êtres, comment ces êtres se rapportent les uns aux autres en fonction d’elles. Comment les corps adhèrent à une conviction, et quel est le danger de la force produite par cette adhésion. Comment une individualité se fond, se dissout dans le groupe, avec des dangers réels ou des extases totales. Le théâtre a pour lui qu’il permet de rendre toutes ces questions vivantes, par le jeu. En cela on s’est inscrits aussi dans une généalogie théâtrale passant par Bertolt Brecht, Heiner Müller ou Antoine Vitez : des formes du théâtre de la distance.

Lire aussi le reportage : Article réservé à nos abonnés « L’Instruction » et « L’Esthétique de la résistance » de Peter Weiss, le retour au théâtre d’un auteur intranquille

Jusque-là, et c’est encore le cas avec « L’Esthétique de la résistance », vous étiez resté du côté des mouvements révolutionnaires. Pourquoi aller aujourd’hui, avec « Edelweiss », voir du côté du fascisme et de la collaboration ?

Eh bien déjà parce que je n’ai pas de doute sur le fait que l’on met cap vers le pire, aujourd’hui, en Europe et en France, avec la réapparition de diverses formes de fascisme. Et puis, c’était contenu dans ce même travail généalogique : étant, par le cœur, de filiation brechtienne, j’arrive à ce constat, fait par le dramaturge allemand, que le fascisme est de tous les temps. Brecht dit que « le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie », mais que c’est « la démocratie à l’état de crise ». Autrement dit, à conditions sociales données, l’avènement d’un mouvement fasciste est rendu possible dans tous les temps. Il n’est pas uniquement le fruit du XXe siècle. Et, par ailleurs, on a tendance à l’oublier, mais le fascisme est lui-même un mouvement révolutionnaire.

D’où vient le titre du spectacle, « Edelweiss » ?

Cette jolie fleur des montagnes a donné son nom à une marche militaire allemande écrite par le compositeur nazi Herms Niel. Puis cette marche a été reprise et francisée par la Légion des volontaires français contre le bolchevisme, créée en 1941 par les collaborateurs les plus ultras au moment de la rupture du pacte germano-soviétique. Petite fleur gracile, fragile, elle est un fantasme de pureté, sans doute. Et puis c’est assez kitsch, aussi. Le fascisme a développé tout un imaginaire romantique-kitsch.

Quelles sont les figures convoquées dans le spectacle, qui couvre la période allant de 1941 à 1945 ?

D’abord, il faut dire que les personnages sont inspirés par des figures réelles, mais ne sont pas elles. Ils sont ce qu’on appelle des « grimaces » : on s’éloigne parfois fortement de la biographie, à des fins théâtrales, pour mettre en jeu des contradictions. Et donc nous avons les « grimaces » de Pierre Drieu la Rochelle, Louis-Ferdinand Céline, Robert Brasillach et Lucien Rebatet du côté des artistes intellectuels, et celles de Pierre Laval, Otto Abetz, l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, de Fernand de Brinon, Marcel Déat et Jacques Doriot du côté des politiques. Cette question du rapport entre artistes et politiques m’intéressait particulièrement : comment les intellectuels mènent le jeu de l’extrémisme verbal, journalistique, et comment les politiques travaillent la collaboration. On se penche particulièrement sur Laval, parce qu’une des grandes questions c’est de comprendre pourquoi le régime de Vichy devient ignoble et fait le choix du pire dans le contexte de l’armistice.

Lire aussi la critique de l’ouvrage « L’Esthétique de la résistance » : Article réservé à nos abonnés Peter Weiss dresse un autel à l’antifascisme

N’y a-t-il pas un danger que ces personnages et ces idées puissent exercer une forme de séduction ?

Si, bien sûr, et il faut que cette séduction soit là, d’ailleurs, pour pouvoir faire le chemin de réflexion que je propose. Je fais confiance aux spectateurs pour comprendre quel est notre regard. Cette beauté du diable qui peut être celle de certains textes, de Drieu ou Rebatet notamment, leur séduction, j’essaie de ne pas trop la mettre à distance, en tout cas de ne pas la dénoncer, ce qui serait inopérant. Parce que le niveau de conflictualité historique dans lequel nous sommes ne me permet pas de faire comme si on était dans un monde où on pourrait se retirer de cette question : la séduction dont on parle, elle est actuelle, elle est forte, elle agit puissamment aujourd’hui. Pas uniquement dans le champ politique, dans le champ culturel aussi. La construction dramaturgique est conçue pour faire dissensus, pour interroger, pour mettre aux aguets, pas pour confirmer l’impuissance ou l’incapacité.

Vous faites dans vos spectacles un usage particulier de la farce, du jeu. Quelle est l’importance du rire sur des sujets comme ceux-ci ?

Nous ne sommes pas des savants, nous sommes des joueurs, des acteurs. Des singes [Sylvain Creuzevault a intitulé sa compagnie Le Singe]. On se permet cela pour faire rutiler les mécanismes, montrer les conflits, les contradictions, comment ces dernières se frottent et comment on les dépasse ou on en reste empoisonné. C’est une forme que j’aime bien parce qu’elle fait confiance au regard du spectateur. Je n’excuse pas la barbarie en la « farçant », mais en revanche cela me permet de la regarder autrement qu’avec les yeux de l’effroi. La farce est un moyen d’échapper à l’écueil du pamphlet ou de la messe théâtrale. Je n’ai jamais imaginé que le théâtre pouvait plus qu’il ne peut, j’ai toujours un petit côté « blagounette ».

Edelweiss (France Fascisme) : Odéon-Théâtre de l’Europe/Ateliers Berthier, du 21 septembre au 22 octobre. L’Esthétique de la résistance : MC93 de Bobigny, du 9 au 12 novembre.

Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec le Festival d’automne à Paris.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici