« Sur le concept d’histoire. Œuvres et inédits 19 » (Über den Begriff der Geschichte), de Walter Benjamin, édité par Gérard Raulet, traduit de l’allemand par Jacques-Olivier Bégot, sous la direction de Michel Métayer, Klincksiek, 400 p., 75 €.
La réception française du philosophe et critique allemand Walter Benjamin (1892-1940) a connu une accélération à la chute de l’URSS, quand certains penseurs, comme Jacques Derrida ou Daniel Bensaïd, crurent pouvoir régénérer le marxisme en le retrempant dans une œuvre qui avait cherché à donner au matérialisme une aura « messianique » tirée de la mystique juive. L’un des derniers textes de Benjamin, Sur le concept d’histoire, dont les éditions Klincksieck font paraître dans notre langue l’édition philologique et critique allemande telle qu’elle a été réalisée par le germaniste français Gérard Raulet en 2010, s’ouvre d’ailleurs sur une allégorie assimilant la théologie à un nain bossu en train de tirer sous la table les ficelles du « matérialisme historique », lui-même figuré en automate joueur d’échecs.
De fait, les « Thèses sur le concept d’histoire » – son autre titre – articulent sous la plume d’un penseur athée et de gauche la théologie et la politique dans une critique radicale de la notion de progrès, source selon lui des défaites face au fascisme dont Benjamin finit par subir les effets sur son propre destin. Il refuse pourtant d’accepter que le fin mot de l’histoire reste aux « vainqueurs » au nom d’une prétendue nécessité à laquelle il oppose l’irruption « messianique » de la révolte des exploités.
Sur le concept d’histoire peut être considéré comme une sorte de testament laissé avant le tragique suicide de son auteur à la frontière espagnole, alors qu’il cherchait à fuir l’invasion nazie. Parce qu’il représente sans doute le texte le plus commenté de Benjamin (qui n’en a, de son vivant, jamais envisagé la publication), une mythologie l’entoure, que Gérard Raulet s’efforce de dissiper en superposant les six versions tirées des archives, dont aucune ne peut revendiquer, confie-t-il au « Monde des livres », de donner le « dernier mot ».
Geste « esthétique »
Il préfère y repérer une « préface épistémo-critique » dont les premières élaborations remonteraient à 1935. Selon lui, Benjamin y aurait édifié l’armature théorique des projets sur lesquels il travaillait dans les années 1930 et qu’il ne put achever. Condensées à l’extrême, les « Thèses » sont considérées par l’éditeur comme une sorte de geste « esthétique » dépassant infiniment le contenu dans lequel ses nombreux interprètes cherchent à le figer. L’équilibre en tension entre le messianisme et le marxisme n’y aboutirait pas forcément à un système, et l’accent penche tantôt vers l’un, tantôt vers l’autre. La trace d’événements tragiques comme le pacte germano-soviétique d’août 1939 s’y retrouve toutefois (« En un instant où les politiciens en qui les adversaires du fascisme avaient placé leurs espoirs gisent à terre et aggravent leur défaite en trahissant leur propre cause »).
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