« Ruby Moonlight », d’Ali Cobby Eckermann, traduit de l’anglais (Australie) par Mireille Vignol, Au vent des îles, 86 p., 10 €.
Les hommes sont atteints de cécité dans Ruby Moonlight. Aveuglés par l’éclat de la peau noire d’une femme au clair de lune ou le brillant d’une pierre précieuse, ils avancent vers leur fin, convaincus que le monde est orchestré selon leurs désirs. Pourtant, il leur suffirait, pour sentir le vent tourner, de se « fier à la nature », comme le dit l’autrice, Ali Cobby Eckermann, écrivaine australienne née en 1963, sur la terre de Kaurna, en Australie-Méridionale. Si la mise en garde n’est énoncée que dans un seul chapitre, elle transparaît dans chaque image de ce roman en vers de toute beauté, paru en Australie en 2012 et aujourd’hui traduit, superbement, par Mireille Vignol.
Ainsi de la première page, où la phrase « la nature peut tourbillonner/ comme une feuille morte/ parfois/ se faire papillon/ ou endeuillée à terre/ se faire poussière » dessine un mouvement de tourbillon, virevoltant puis descendant jusqu’à toucher le sol. En quelques mots, Ali Cobby Eckermann nous pousse à la contemplation d’un spectacle ambigu où coexistent vie et mort, espoir et échec, deuil et possibilité de renouveau. Ce faisant, l’autrice impose son style précis, subtil et puissamment évocateur.
Au commencement, il y a donc la nature, qui joue ici le rôle du chœur de la tragédie grecque. Elle est à la fois le témoin et le miroir des souffrances et des actions des personnages, au premier rang desquels Ruby, jeune Aborigène de 16 ans. Au début du roman, elle retrouve, avec son clan de chasseurs-cueilleurs, les paysages familiers du sud de l’Australie. Ali Cobby Eckermann dépeint l’harmonie qui prévaut alors. Jusqu’à ce que cette osmose soit brutalement rompue par l’intrusion d’« animaux étrangers et [d’]hommes pâles ». Le clan attend que les anciens donnent le « la » pour savoir comment réagir – trop longtemps peut-être. Ils sont massacrés.
Seule survivante
Le temps n’est plus entre leurs mains dans cette Australie de 1880, où la chasse aux « rôdeurs noirs » est lancée, où l’on encourage les colons européens à « exterminer ces vermines contagieuses ». Seule survivante, Ruby aura pour mission de rapprivoiser le temps, dans ce roman qui montre comment ce genre de massacre, mettant à mort des êtres humains, est aussi la destruction d’un code tribal et, au-delà, d’une manière de regarder et de nommer le monde. Ainsi qu’une atteinte au « temps du rêve », ce thème central de la culture aborigène qui explique la formation du monde.
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