Livre. Proposer une introduction accessible à la théorie queer en moins de 200 pages, abondamment illustrées qui plus est, le pari était ambitieux. Téméraire même, quand on pense à la réputation d’aridité, pas totalement injustifiée, qui colle à la peau de ce concept. En adoptant un ton didactique teinté d’humour, Meg-John Barker, activiste et universitaire, et Jules Scheele, illustrateur, livrent un récit rythmé, à la fois thématique et chronologique, qui réussit ce tour de force.
Ils commencent par retracer le parcours du terme « queer », de l’insulte homophobe utilisée contre Oscar Wilde en 1894 à la théorie critique et au marqueur identitaire ou politique un siècle plus tard. Un retournement de stigmate courant dans les luttes minoritaires, comme en France où des militants gays et lesbiennes se réapproprient les injurieux « pédé » et « gouine ».
C’est ainsi, racontent les auteurs, que « queer » est devenu, dans le monde anglophone puis en France, un « terme parapluie » recouvrant les personnes en marge d’une société marquée par l’hétérosexualité et la binarité de genre. Presque un synonyme, plus politique, du sigle LGBTQIA+ (lesbiennes, gays, bi, trans, queers, intersexes, asexués).
L’hétérosexualité comme « standard »
Mais la théorie queer va plus loin que cet usage militant ou identitaire – voire désormais marketing. Le livre en dresse la généalogie : plusieurs décennies de pensée et de luttes féministes et antiracistes qui ont abouti à identifier le genre comme une construction sociale. En ligne directe, les poststructuralistes, Lacan, Derrida et surtout Foucault, avec son Histoire de la sexualité, dont le premier volume est publié en 1976.
Au tout début des années 1990 paraissent deux textes fondateurs : « Queer Theory : Lesbian and Gay Sexualities », de l’Italienne Teresa de Lauretis dans Differences : A Journal of Feminist Cultural Studies et Gender Trouble (Routledge, 1990), de l’Américaine Judith Butler. Pour les deux philosophes, résument Meg-John Barker et Jules Scheele, la place de l’hétérosexualité comme « standard normal et naturel de la sexualité, utilisé pour catégoriser les personnes », n’a rien d’immuable. Au contraire, « les identités de genres et sexuelles sont construites par les manières de penser et d’être » propres à un lieu et à une époque donnés ; elles sont « performées » – le genre, c’est « quelque chose que l’on fait, davantage que quelque chose que l’on est ».
A partir de là, l’analyse queer s’attache à « examiner les relations de pouvoir liées à la sexualité et au genre », mobilisant de nombreux concepts que les auteurs explicitent avec pédagogie (surveillance, pouvoir, corps, performativité, normativité, etc.). Ils énumèrent aussi, en miroir, les principales critiques qui lui sont faites et comment elle les a plus ou moins bien digérées : sous-estimer le poids de la question raciale ; rester centrée sur les réalités occidentales ; désarmer les luttes féministes qui se fondent sur les catégories binaires « homme » et « femme » pour revendiquer des droits ; se complaire dans l’intellectualisation, restant inaccessible et politiquement peu efficace.
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