The Fabelmans n’est pas seulement pour Steven Spielberg un hommage mélancolique au cinéma, à son enfance, à sa famille. Ce film est une ode à l’art, à l’opposé du divertissement et de fictions propices aux débats de société qui alimentent l’industrie des images. En creux, le réalisateur ouvre une question : peut-on encore juger une œuvre pour ce qu’elle est, par les formes qu’elle développe, et non en fonction d’une lecture sociétale ou de la biographie de l’auteur ?
Dans une scène savoureuse, Spielberg fait surgir John Ford au soir de sa vie. L’homme, puis l’artiste. L’homme n’est pas loin du mufle à blacklister, fumant un gros cigare et arborant un visage constellé du rouge à lèvres déposé par des gamines transies d’admiration. L’artiste explique ensuite comment il faut restituer un paysage à l’écran : si l’horizon est en haut de l’image, ou s’il est en bas, c’est intéressant ; s’il est au milieu, « c’est de la merde ».
L’artiste, nous dit Spielberg, doit se décadrer de la pensée dominante et du bruit sociétal autour. Ailleurs dans son film, il fait dire à un personnage qu’un créateur doit fuir le compromis et que la quête d’art est inconciliable avec une vie de famille. Pour que ce soit clair, il choisit pour incarner John Ford le cinéaste David Lynch, génial créateur de formes depuis quarante ans, à la fois ancré dans son époque et imperméable à l’air du temps.
Surprise émotionnelle
En proposant avec The Fabelmans une psychanalyse familiale étirée sur deux heures trente, alors que sa filmographie privilégie le métissage entre art et divertissement, mais en accrochant le spectateur par une caméra virtuose, Spielberg offre une alternative aux vidéos ludiques de quinze ou trente secondes que les jeunes consomment en masse sur TikTok et qui ont pour effet de fragiliser toujours plus l’acte créatif et la notion d’auteur.
Une des conséquences est à lire dans une enquête du Monde, publiée le 26 février, signée Laurent Carpentier et Aureliano Tonet : des étudiants en école d’art, de cinéma ou de théâtre rejettent toujours plus des œuvres où l’on agresse une femme, une communauté, voire un animal. Godard, Tchekhov, Koltès ou Avedon sont cités, mais des milliers de noms – chacun tient sa liste en fonction de ses ressorts intimes – sont concernés, en raison d’un déplacement vertigineux : le combat contre les discriminations et les violences sexistes dans la vie est transposé aux œuvres, y compris très anciennes.
On croyait que des jeunes, non destinés au management ou à la menuiserie, gagneraient à connaître toutes les facettes de leur champ d’étude, y compris celles qui peuvent les heurter, par exemple la scène de viol dans le film Orange mécanique, de Kubrick. Qu’ils demandent à être prévenus par un enseignant avant qu’une scène potentiellement blessante leur soit montrée peut également étonner, tant la surprise émotionnelle est un des ressorts de l’art. Il y a enfin de quoi être surpris que de futurs créateurs se montrent plus liberticides que libertaires.
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