Côté pile, Mark LeVine est un professeur respecté en histoire du Moyen-Orient à l’université de Californie, à Irvine, non loin de Los Angeles. Auteur d’une thèse sur Jaffa et Tel-Aviv avant 1948, devenue un ouvrage de référence, il a depuis rédigé ou dirigé de nombreuses publications universitaires sur le conflit israélo-palestinien et la culture populaire dans le monde musulman.
Côté face, Mark LeVine est un guitariste de rock suffisamment doué pour se produire dans l’ombre de Mick Jagger ou de Doctor John. Il enchaîne les projets musicaux jusqu’à inviter, en 2015, des rappeurs arabes et une rappeuse persane à interpréter Zombie, l’hymne de l’afrobeat composé par Fela, quatre décennies plus tôt à Lagos. De fait, Mark LeVine allie sa méthode universitaire et sa passion musicale pour publier de solides enquêtes sur la scène alternative au Moyen-Orient, qui n’ont à ce jour pas été traduites en français.
« Heavy Metal Islam »
Dès 2008, Mark LeVine publia l’incomparable Heavy Metal Islam (Three Rivers Press, non traduit, sous-titré « Rock, résistance et le combat pour l’âme de l’Islam »). A l’heure où bien des spécialistes restreignaient un tel « combat » au seul champ religieux, se concentrant sur les polémiques entre théologiens et islamistes, il préférait éclairer l’angle mort des pratiques festives de la jeunesse du Moyen-Orient. La couverture du livre, une jeune femme voilée arborant un tee-shirt d’Iron Maiden, affichait cette volonté de dépasser des catégories d’analyse bien trop rigides. Mark LeVine fut dès lors moins déstabilisé que d’autres lorsque, en 2011, la région fut traversée par une vague de soulèvements démocratiques, désignés sous le nom de « printemps arabes ». Et ce sont ses « voyages au fil d’une décennie de musique révolutionnaire dans le monde musulman » qui lui fournissent la matière de son récent We’ll Play till We Die (University of California Press, non traduit).
C’est sur la place Tahrir, dans le centre du Caire, que l’effervescence musicale assure la bande-son de la chute, en février 2011, du président Moubarak, au pouvoir depuis trente ans. Ramy Essam galvanise les manifestants à la guitare sèche, le refrain « Dégage » valant injonction populaire. Il devient le barde des ultras, ces supporteurs de football dont l’engagement dans la rue assure la protection des rassemblements révolutionnaires. Les ultras conspuent autant les militaires que les Frères musulmans, victorieux à la présidentielle de juin 2022, mais renversés par le général Al-Sissi en juillet 2013. Ramy Essam lance un dernier brûlot en janvier 2014 (« ce n’est pas un match où celui qui marque un but gagne notre révolution et l’emporte chez lui »), avant de s’exiler en Suède. Mais la contestation reste vivace au sein des mahraganat (festivals), où la verve électrifiée se double d’une lucidité féroce. Le titre du livre, « Nous jouerons jusqu’à notre mort », est tristement justifié, en janvier 2015, lorsque le DJ Ahmed Mohsen est tué par un tir de la police. Quant à Chadi Habache, il meurt en détention, en mai 2020, son seul « crime » étant d’avoir réalisé un clip de Ramy Essam tournant Abdel Fattah Al-Sissi en dérision.
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