« Les Vivants et les Autres », l’île aux écrivains de José Eduardo Agualusa

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Le cadre était presque parfait. L’île de Mozambique, au large du pays éponyme. Des auteurs en vogue venus des quatre coins de l’Afrique et de ses diasporas. Sur scène et dans leurs hôtels, ils discutent des livres et de l’histoire coloniale qu’ils ont en partage, de l’avenir du continent, d’écrivains fantômes et d’ouvrages interdits devenus cultes. Si le festival littéraire imaginé dans Les Vivants et les Autres par José Eduardo Agualusa paraît idyllique comparé aux manifestations organisées en France, le dispositif demeure celui d’une expérience scientifique – ou plutôt philosophique, comme le laisse entendre le poème en exergue du roman :

« C’est ainsi que tout commence :
la nuit se déchire
en une immense lueur, et l’île
se détache du monde.
Un temps touche à sa fin,
un autre commence.
Personne, alors,
ne s’en rendit compte. »

Qu’arrive-t-il à des auteurs si on les arrache à leur table de travail pour les faire parler devant un public et signer leurs livres des jours durant ? Demandez aux personnages de ce roman, réels (Gonçalo M. Tavares, Sami Tchak, Fatou Diome, Breyten Breytenbach) ou inventés. Parmi ces derniers figurent l’ex-journaliste angolais Daniel Benchimol et l’artiste mozambicaine Moira, à l’initiative du festival. Le couple apparaît dans le précédent livre d’Agualusa, La Société des rêveurs involontaires (Métailié, 2019), dont ce nouvel opus serait une suite insulaire.

Plus d’Internet ni de téléphone

Invention elle aussi, Ofélia Easterman est une poétesse née en Angola et qui a grandi à Lisbonne avant de s’établir à Rio de Janeiro. La première fois, elle nous apparaît ainsi :

« Ofélia Eastermann se réveille, quatre vers dansant dans sa tête : “Après minuit, les vendredis, /Ofélia cousait dans le ciel l’infini. /Pendant ce temps, la brise glissait entre les palmiers, /un fleuve-rumeur d’esprits.”
Elle se lève et les note dans un petit carnet à la couverture rouge, sur lequel elle a écrit en grosses lettres noires : “Poubelle onirique.” »

Le nomadisme d’Ofélia la rend allergique à toute question sur son appartenance. Sa célèbre réplique – « Je suis de là où il y a des palmiers, bordel ! » – orne des tee-shirts qui lui rapportent plus que ses écrits.

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Enfin, Cornelia Oluokun. Cette Américano-Nigériane a conquis un large public avec La Femme qui fut une blatte. Elle peine désormais à commencer son grand roman sur l’Afrique annoncé dans la presse. Agacée par un enfant albinos qui l’épie et par l’état de « ruine » de la ville, Cornelia ne souhaite qu’une chose : fuir. Impossible. Une tempête s’est abattue sur l’île de Mozambique. Ceux qui empruntent le pont vers le continent ne reviennent pas. Plus d’Internet ni de téléphone, électricité rationnée. Comble de l’angoisse, Moira va accoucher.

Entre fantasme, rêve et réalité

« Presque » est le mot qui résume le mieux l’esthétique du roman. Rien n’est jamais sûr ici. La fin du monde est peut-être arrivée, toutefois les rencontres littéraires se poursuivent. Les invités continuent d’écrire, de lire les ouvrages des uns et des autres et de se raconter des histoires, se mettant au défi de distinguer les vraies des fausses. Peu à peu, la chaleur et l’océan liquéfient les frontières entre fantasme, rêve et réalité. Après tout, « le réel n’est qu’un sous-produit de la fiction », a écrit un invité.

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José Eduardo Agualusa, qui vit entre Rio, Lisbonne et le Mozambique depuis que ses positions politiques l’ont rendu persona non grata en Angola, ne compose pas ici une version africaine du Décaméron de Boccace. Dans ce recueil de 100 nouvelles écrites au XIVe siècle, les narrateurs ont fui la peste noire pour un paradis terrestre dont ils devront se distraire en s’improvisant conteurs. Ici, le romancier, poète et journaliste s’intéresse au processus de création, de l’inspiration à l’incertitude constante. Sur cette île qui n’est plus rattachée au monde par aucun pont ni aucun médium mais seulement par l’écriture, tout peut advenir. Comme d’entendre des voix et de voir débarquer des personnages de fiction dont certains demandent des comptes à leurs créateurs.

Tandis que certains cèdent à la panique, les autres redoublent d’inspiration. « Nous devrions toujours écrire comme si tout était sur le point de disparaître », affirme Ofélia. « Quand le monde aura disparu, déclare Daniel, il renaîtra dans les îles. » Et transformé dans les livres qui les contiennent, semble affirmer Agualusa dans ce roman débordant de vie.

Les Vivants et les Autres, de José Eduardo Agualusa, traduit du portugais (Angola) par Danielle Schramm, Métailié, 224 pages, 21,50 euros.

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