Cannes s’est construit sur les violences du monde à l’écran et les paillettes en dehors, quelques films glamour et beaucoup d’autres radicaux. Si le cocktail des contraires reste gagnant, cette édition, qui s’achève samedi 27 mai, contient un arôme inédit. Les questions de société ne figurent plus seulement dans les œuvres, elles bousculent le Festival lui-même, si habitué à vivre dans sa bulle. Cet émoi existentiel fait écho aux mots de Jean-Luc Godard durant le Cannes de mai 1968 : « Je vous parle de solidarité avec les ouvriers et les étudiants et vous me parlez travellings et gros plans. Vous êtes des cons ! »
Depuis dix jours, on débat beaucoup à Cannes des agressions contre les femmes dans le cinéma, d’une planète devenue poubelle, des richesses mal partagées. Sans oublier les réseaux sociaux friands de polémiques. Ce climat, qui fait de Cannes autant un théâtre des accusations qu’un accusé, infuse partout, au point que les acteurs et actrices, cinéastes ou producteurs présents se doivent d’en parler, quitte à reléguer les films et les esthétiques en second rideau.
La projection en ouverture de Jeanne du Barry, de Maïwenn, a donné le ton. Il fut moins question de la forme du film, ou des audaces de la courtisane, que de Johnny Depp. Pas de l’acteur en Louis XV mais d’un homme sorti essoré d’un procès en diffamation qu’il intenta à son ex-épouse Amber Heard, les membres du couple s’accusant mutuellement de violences conjugales. A travers textes, tribunes, affiches et l’on en passe, ce film parasita le début du Festival sur un thème qui traduit la subtilité des échanges : Cannes est un festival de violeurs.
Avec un tel compatriote à l’écran, la presse américaine a beaucoup évoqué Jeanne du Barry mais moins pour accuser Cannes que pour constater le fossé profond entre une Amérique qui ne fait plus la distinction entre l’artiste et l’homme et une France créatrice qui se déchire sur la question. Aux Etats-Unis, Depp est blacklisté. Viré en 2020 de la franchise Les Animaux fantastiques, puis d’un projet Pirates des Caraïbes, il n’a plus tourné à Hollywood depuis trois ans. Et rien ne dit que Jeanne du Barry sorte dans le pays.
Hypocrisie de stars
En France, l’acteur a été remis en selle par Cannes, qui a estimé qu’une non-condamnation prime sur une réputation, puis applaudi longuement à l’issue de la projection, et le film comptabilise dans la foulée 400 000 entrées en huit jours, ce qui est un bon score, confirmant le décalage entre le public et les alertes sociétales. Depp vient de resigner un contrat de 20 millions de dollars (18,6 millions d’euros) avec la marque Dior, et il s’apprête, en tant que cinéaste, à tourner à Paris un film sur le peintre Modigliani, avec au casting Al Pacino et Pierre Niney. Bref, de quoi attiser les flammes autour de lui.
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