« Le Capital, c’est ta vie », d’Hugues Jallon, Verticales, 140 p., 16 €, numérique 12 €.
Les silences n’ont pas toujours vocation à être comblés, les blancs à être remplis. C’est dans ce qu’ils n’assènent pas que peuvent s’exercer la pensée et l’imagination. L’ellipse était au cœur du précédent ouvrage d’Hugues Jallon, Hélène ou le soulèvement (Verticales, 2019), roman d’amour piqueté de photographies, laissant au lecteur le soin de faire les liens entre le texte et les images. A lui de s’engouffrer (ou pas) dans les multiples brèches à sa disposition et de continuer à faire prospérer la fiction. Le nouveau roman de l’auteur (par ailleurs PDG des éditions Seuil), Le Capital, c’est ta vie, est d’un genre fort différent, comme le titre suffit à le faire deviner. Mais il fonctionne par la juxtaposition de différents niveaux de récit. Les espaces entre eux, que chacun interprétera à sa guise, participent de sa richesse.
Or donc, de quoi s’agit-il ? Une première ramification du livre, la plus impressionnante littérairement, avec ses phrases qui emmènent le lecteur au bord de la suffocation, est consacrée aux attaques de panique qui s’abattent régulièrement sur le narrateur. « Dans ces moments-là, je dévisse, rien ne peut l’empêcher, tout ce que je fais, tout ce que je suis n’a plus aucune valeur, c’est un effondrement général. » De ces épisodes, note-t-il, « je perds après coup la mémoire et beaucoup de mots pour la raconter à l’exception de quelques scènes ou images ». En convoquant ces bribes, et en donnant la parole à d’autres personnes évoluant sur la même « terre hostile, douloureuse », il s’agit de récupérer les mots, et ainsi de retrouver une forme de contrôle.
Généalogie du néolibéralisme
Un contrôle qu’il est devenu impossible d’exercer sur le monde économique dans lequel nous évoluons tous, et qui n’est pas étranger à l’état où se trouve notre narrateur. C’est en tout cas ce qu’on déduit de l’autre ligne du texte, les paragraphes factuels dans lesquels est dressée la généalogie du néolibéralisme, de son langage et de ses sigles, depuis le GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) de 1947 jusqu’à « KUWTK » (« Keeping up with the Kardashians »), l’émission de télévision suivant la famille de Kim Kardashian depuis 2007. La starlette aux centaines de millions de followers, dont la « valeur » économique repose sur l’absence d’activité et donc de valeur produite, incarne un stade ultime du capitalisme, et fait l’objet de passages d’une flegmatique ironie. Dans Le Capital, c’est ta vie, les ruptures de ton se révèlent aussi fécondes que les silences. En ses dernières pages, Hugues Jallon trouve même de mystérieuses ressources pour opposer à la violence la douceur de l’amour et de la poésie.
Il vous reste 1.82% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.