« Le Barrage », du réalisateur Ali Cherri : au bord du Nil, un monstre de glaise

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L’AVIS DU « MONDE » – À NE PAS MANQUER

Chaque année à Cannes, dans l’une ou l’autre de ces grandes épuisettes à films qu’on nomme les sections (à cet égard, il importe en vérité assez peu qu’elles soient officielles ou parallèles), se découvre une splendeur plastique qui, par son irréductible étrangeté, vous fait votre année. On pourrait appeler cela le syndrome Lisandro Alonso, qui inaugura cette politique des visas expérimentaux sur le sol cannois en expédiant d’Argentine un ovni intitulé La Libertad en 2001. Cette libéralité se paya cash dix ans plus tard, quand le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul arracha la Palme d’or avec Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, au risque de faire basculer le festival, du moins aux yeux de certains professionnels, en temple du formalisme.

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Deux films, en mai 2022, postulèrent de nouveau au titre, désormais convoité, du dépaysement radical. Le somptueux Pacifiction d’Albert Serra, qui domina de fait la compétition, et Le Barrage du Libanais Ali Cherri – auprès duquel le précédent pourrait passer pour une équivoque pièce de boulevard –, du côté de la Quinzaine des réalisateurs. Son auteur est un plasticien de 47 ans qui vit entre son pays et la France, et travaille dans son œuvre la dialectique entre antiquité et monde moderne, nature et culture, catastrophe et reconstruction. Autant de chimères qui sortent de ses ateliers, sous forme de sculptures ou de vidéos.

Plaie mystérieuse

Récipiendaire en avril 2022 du Lion d’argent à la Biennale d’art de Venise, l’artiste, pour son passage au long-métrage de cinéma, a installé l’action dans une briqueterie située à proximité du barrage hydroélectrique de Merowe au Soudan. Entre l’eau du Nil et la terre de la manufacture, le film élit la boue comme son matériau de prédilection, et l’un des ouvriers de la briqueterie (Maher El Khair) comme son héros. Le film paie sa dette à Apichatpong Weerasethakul. Héros mutique. Plaie mystérieuse qui le ronge. Beautés des formes naturelles qui s’exténuent. Rumeurs du monde s’insinuant dans une zone lointaine. Incursion discrète dans le surnaturel.

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Le film se joue entre l’ici et l’ailleurs. Ici, le dur labeur de la briqueterie. Le calme majestueux du fleuve. L’apparente intangibilité des choses. Là, arrivant par le canal crachotant de vieilles radios rouillées, une révolution se joue dans la capitale, Khartoum, où le dictateur Omar Al-Bachir doit céder le pouvoir. Le film n’en dit pas davantage, il est loisible de se renseigner. L’homme a fait du pays une plaque tournante de l’islamisme et a perpétré un génocide au Darfour. Quant au barrage construit sur le Nil avec l’aide des ingénieurs chinois, c’est apparemment un désastre social et écologique. Maher, quant à lui, s’échappe régulièrement de la fabrique pour aller construire, jour après jour, un monstre de glaise, qui lui parle dans ses cauchemars. La créature est, de toute évidence, un golem soudanais. Autrement dit, une métaphore sableuse des rapports entre le peuple et le pouvoir. On connaît la suite.

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