Le livre. Une des ironies les plus marquantes du XXe siècle est sans doute la façon dont l’Allemagne nazie a poussé à l’exil, dès le début des années 1930, nombre de scientifiques juifs européens dont la contribution contre les forces de l’Axe allait s’avérer décisive. John von Neumann, né Janos Lajos Neumann, le 28 décembre 1903, à Budapest, dans une famille juive anoblie, fut de ceux-là, qui pressentirent très tôt la tragédie à venir.
Pendant la seconde guerre mondiale, engagé dans le projet secret de bombe atomique à Los Alamos (Nouveau-Mexique), il fit partie des « Martiens », un groupe de juifs hongrois aux capacités intellectuelles hors norme. Il y avait là, entre autres, Theodor von Karman, Leo Szilard, Edward Teller, ou encore Eugene Wigner, futur Nobel de physique (1963). Mais, pour ce dernier, l’unique « phénomène hongrois » était son ami d’enfance « Jancsi », futur « Johnny » von Neumann.
La biographie que lui consacre Ananyo Bhattacharya, sous-titrée L’homme qui venait du futur, illustre la trajectoire météoritique d’un génie dont les contributions façonnent nos vies – qu’il s’agisse d’informatique, d’économie, d’automates ou d’intelligence artificielle… Le livre est plus thématique que purement chronologique, remettant ses découvertes dans leur contexte historique, scientifique et géopolitique. Il ressuscite toute une galerie de savants illustres avec lesquels von Neumann a interagi dès son plus jeune âge.
Qu’on en juge : premier article scientifique publié, en allemand, à 17 ans. Il n’en a que 19 quand il propose un premier pas vers une solution à un paradoxe, énoncé en 1901 par le logicien britannique Bertrand Russel, susceptible de saper les fondements des mathématiques. A Göttingen, il devient le disciple du pape de la discipline, David Hilbert, poursuivant en parallèle une formation de chimiste. C’est là qu’il croise un autre prodige, Werner Heisenberg, pionnier d’une nouvelle science déconcertante, la mécanique quantique, faite, elle aussi, de paradoxes. Le jeune homme se jette alors dans la mêlée, développant de nouveaux outils pour aborder cet inframonde toujours déroutant.
En 1930, il arrive aux Etats-Unis, où Princeton et son vivier de cerveaux lui permettent de s’épanouir. Mais sa conviction qu’un nouveau conflit va déchirer la vieille Europe l’aiguillonne, ses travaux fondamentaux nourrissant bientôt des applications militaires : explosifs, balistique, capacités de calcul, bombe atomique…
L’armistice n’est pas pour lui une libération : la guerre froide et ses périls existentiels font turbuler sa théorie des jeux. Von Neumann, collaborant à son insu avec un espion communiste, le physicien allemand Klaus Fuchs, mettra « sans le vouloir en route l’élaboration d’une bombe H soviétique », note Ananyo Bhattacharya.
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