« Gloria, Gloria », de Grégory Le Floch, Christian Bourgois, 212 p., 19 €, numérique 13 €.
Le premier livre de Grégory Le Floch, Dans la forêt du hameau de Hardt (L’Ogre, 2019), déroulait la confession d’une vérité indicible. Le suivant, De parcourir le monde et d’y rôder (Christian Bourgois, 2020), s’attelait à la tâche d’identifier une drôle de chose ovale, à la fois molle et dure, trouvée par terre par le narrateur. Et si la grande affaire de ces romans était l’impossible définition de leur matière ? Gloria, Gloria, à son tour, est un objet narratif non identifié. Mais l’indétermination elle-même y est délicieusement poreuse, inondant petit à petit toutes ses parties.
Amoureux des – très – vieux corps
Prenant connaissance du journal intime de son grand-père italien, écrit dans les années 1950, la narratrice nous met entre les mains les pages pleines de soufre d’un aïeul qu’elle présente comme un esprit dépravé, amoureux des – très – vieux corps. Il y conte le plaisir pris à caresser ces « morceaux de chair grise et grimaçante », « cuisses variqueuses », « fesses fendues par les escarres ». D’abord heurtée par ce qui n’est autre, pour elle, qu’un goût morbide, la jeune femme voit bientôt son dégoût se muer en trouble fascination. Au fil de sa lecture, elle comprend que celui qui était à l’époque un jeune homme a été, avant tout, le « gardien des vieux de Rome ». Un adorateur éperdu, s’abreuvant « aux eaux tranquilles qui s’écoulent » des vieillards.
La jeune femme embarque pour l’île d’Elbe, où l’amant insatiable aurait passé sept mois dans une grotte, sans en écrire un mot dans son journal : une ellipse qu’elle n’aura de cesse d’élucider. De censeur, elle se fera donc témoin, et même passeuse, pour combler cette faille. Là où l’on croyait lire un réquisitoire supplétif – chroniques de volupté d’un vieux pervers, mémoires indignés de sa petite-fille – se déploie un hommage paradoxal. Sur l’île, les parfums capiteux de citrons et de raisins, qui montent quand il fait chaud, composent un « paradis insupportable » qui semble figurer la lente macération des corps trop mûrs.
Observant les habitants de l’île, qui semblent tous, eux aussi, avoir le privilège de la vieillesse, la petite-fille prend la plume afin de poursuivre le récit intime, qui devient roman à quatre mains. Car sa démarche se noue à celle de son aïeul : tenir le journal d’un mort, porter à incandescence l’âme et le corps d’un être sur le point de se liquéfier, n’est-ce pas le comble de l’amour ? Pour lui, semble-t-il, rien ne fut plus urgent, plus touchant que de contrecarrer la mort à l’œuvre en faisant exulter ces peaux chiffonnées. La narratrice, qui étudie, dans la maison qu’elle loue, les livres annotés, a l’impression de « rentrer en elle [sa logeuse] », d’explorer sa pensée. De l’un comme de l’autre, elle tient, en quelque sorte, le journal de leur âme – elle ira jusqu’à rêver leurs rêves.
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