« L’Inconnu de Cleveland », de Thibault Raisse, 10/18/Society, « True Crime », inédit, 208 p., 7,50 €, numérique 8 €.
« L’homme qui n’existait pas » (The Man Who Never Was), d’Ewen Montagu, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Arlette Rosenblum, Nouveau Monde, « Chronos », 180 p., 7,90 €.
En ces temps d’hypercontrôle de l’identité, de décorticage satellitaire de l’activité terrestre et de maillage infernal des informations, rien de plus stimulant et fascinant que ceux qui résistent à l’identification. Ceux qui opposent à la pression du fichage, aux interrogatoires, une increvable petite bulle de vide, perturbant ainsi la Machine, affolant le réseau.
Au sein de ce club très fermé des lacunaires par vocation, L’Inconnu de Cleveland, scruté par Thibault Raisse au fil du nouveau volume du tour d’Amérique des affaires criminelles entrepris par 10/18 et Society, s’offre en modèle. De fait, le 30 juillet 2002, couvert d’un linceul de mouches, le corps putréfié et suicidé que découvre la police d’Eastlake, Ohio, dans un meublé presque vide n’a plus ni forme ni contours. Il répond néanmoins au nom de Joseph Chandler III, employé d’un géant du lubrifiant, sans guère d’amis ni de famille. L’enquête révèle vite que ce dernier est mort à 8 ans, en 1946, dans un accident routier.
Qui es-tu donc, usurpateur d’identité ? Un homme qui par ailleurs s’avérait mutique, morose et fort maniaque. L’hôpital local informe qu’il forniquait avec son aspirateur, ses collègues que, pour échapper au bruit ambiant, il se coiffait d’un casque diffusant en permanence un bruit blanc. Il faudra attendre 2018, et la génétique criminelle, pour apprendre qu’il s’agit d’un certain Peter Nichols, vétéran de la guerre du Pacifique et père de famille divorcé. Un homme en creux, fuyard dont nul ne connaît les raisons angoissantes qui l’ont amené à se dissoudre à vie au sein du vide social. Serait-il le Zodiac, serial killer mythique des années 1960 ? La force du récit vient de l’impossibilité de forcer le secret de Nichols, secret dont on ne sait s’il est effroyable ou inexistant. Pour narrer cette enquête qui a usé et déprimé police locale, marshal et détective privé, Thibault Raisse use d’un style à l’image de son sujet, minimaliste, rectiligne et purement objectif, renforçant ainsi le vertige de cette énigme : qui étais-tu réellement, Peter Nichols ?
S’il y a ceux qui, leur vie durant, s’annulent méthodiquement, il y a celui dont on a, pour cause de sacrifice national, méthodiquement gommé l’identité. Ainsi en va-t-il de Glyndwr Michael, hobo britannique sans famille, mort de pneumonie et exfiltré de la morgue pour les besoins de l’opération « Chair à pâté » ; manœuvre visant, en mai 1943, à persuader l’Allemagne nazie que le débarquement allié s’effectuerait en Grèce, et non en Sicile. Pour ce faire, on immergea et lâcha sur les côtes espagnoles un prétendu « commandant Martin », les poches bourrées de documents fictifs et nanti d’une sacoche recélant des courriers militaires hautement confidentiels. Le coup réussit au-delà des espérances britanniques. Tout le sel des souvenirs d’Ewen Montagu, metteur en scène et accessoiriste de « Chair à pâté », est l’ardeur imaginative avec laquelle il crée de toutes pièces un Martin fictif, lui inventant une fiancée et des problèmes d’argent, une belle-famille scrogneugneu. Savoureux aussi, le pastiche épistolaire des échanges entre très hauts gradés, entre style hiérarchique et humour de clubman. Reste le secret que personne n’éclaircira : qui étais-tu vraiment, commandant Glyndwr Michael ?
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