Le visage est énigmatique, sévère, pétrifié par les temps anciens où dort encore quelque chose de sacré. Les yeux, le nez, la bouche, les oreilles sont figurés par de petits personnages en relief et un peu grossiers, qui ressortent mystérieusement sur le bois poli, dont la chaude nuance dorée brille doucement. C’est la statue du dieu A’a. « La plus belle statue d’art primitif au monde, s’enthousiasme l’anthropologue Bruno Saura, elle est fascinante. » Pablo Picasso l’avait découverte en 1950 chez un ami, le critique d’art anglais Roland Penrose, qui en avait une copie, et avait à ce point été frappé qu’il en avait exigé une à son tour, qu’il gardait précieusement dans son atelier, à Cannes.
La statue mesure un peu plus d’un mètre de haut, elle est couverte de trente petites effigies en relief sur le corps, les membres, la tête, et surtout elle est creuse, c’est un reliquaire, avec une porte dans le dos. Deux des figurines sont à l’envers – sous la poitrine, une mère qui accouche, sur le ventre, son bébé. La statue, au sexe mutilé, remonte à la fin du XVIe siècle ou au tout début du XVIIe ; elle a été sculptée à Rurutu, une petite île des Australes à près de 600 kilomètres au sud-ouest de Tahiti, au cœur de la Polynésie française.
Le Musée de Tahiti et des Iles a rouvert le 4 mars, après cinq ans de travaux et une profonde refondation – confiée au muséographe Adrien Gardère, qui a pensé les espaces du Louvre-Lens –, avec quelques pièces prestigieuses, dont A’a, prêtée par le British Museum. La statue avait été présentée à l’Exposition universelle de Paris en 1867, mais, pour la première fois depuis deux siècles, elle est revenue en Polynésie, pour au moins trois ans.
Nouvelle religion
Son histoire est des plus curieuses. Au début du XIXe, des navires occidentaux croisent dans ces îles et laissent derrière eux des bactéries qui déciment les populations indigènes. Les quelque 6 000 habitants de Rurutu ne sont plus que 200 en 1820 et commencent à croire que les dieux les punissent, ou pire, qu’ils sont peut-être inefficaces. Une partie d’entre eux prend la mer vers Tubuai, une île « voisine » du sud (216 km) ; vingt-cinq autres, conduits par le chef Au’ura prennent la mer au nord, et dérivent jusqu’à Maupiti, aux îles Sous-le-Vent, à plus de 650 kilomètres de là.
Ils y découvrent le christianisme, dans sa version protestante, et, peuple fort guerrier, sont séduits par son caractère pacifique et la simplicité de ses interdits, en comparaison des nombreux tapu traditionnels (le mot « tabou » vient du polynésien). Dans l’île toute proche de Raiatea, ils sont sommairement instruits en religion par des missionnaires et, quatre mois plus tard, embarquent sur le brick Hope (« espoir ») avec des évangélistes polynésiens des îles de la Société pour porter la bonne parole.
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