Avant d’être le sujet de sa thèse, le cacao a constitué un lien très fort entre Abéna et son grand-père. En 1990, le narrateur de Chocolaté accompagne son aïeul au cœur de la forêt d’Afane-Ibandè dans le centre du Cameroun pour défricher, brûler les herbes et creuser les milliers de trous qui accueilleront les graines de cacaoyer. Epuisé par ce dur labeur, le garçon de 10 ans s’écroule de fatigue chaque soir. Son grand-père le ramène au village sur ses épaules en même temps qu’un énorme sac rempli de fruits.
Il y a, indéniablement, une forme de douceur dans l’incipit du nouveau livre de Samy Manga. Mais embellir les souvenirs d’enfance du narrateur n’est pas ce qui occupe l’écrivain, sculpteur et militant écologiste né à Etoutoua, près de Yaoundé. L’intéressent davantage les maladies mystérieuses causées par les insecticides que les multinationales imposent de pulvériser dans les exploitations.
« La servitude de la fève »
Plutôt que de remettre en question « le business de ses amis blancs », le chef du village et ses courtisans accusent les personnes âgées isolées d’être responsables de cette malédiction. Ces dernières doivent avouer leur culpabilité sous la torture. Un tel spectacle indigne Abéna, qui veut comprendre pourquoi les milliers d’heures de travail assurent à peine la subsistance de son village, pourquoi les villageois ne se rebellent pas. Interrogeant son grand-père, le garçon apprend que le cacao ne leur appartient pas. Depuis des générations, les siens travaillent pour les acheteurs occidentaux qui dictent des prix de plus en plus bas.
« Pourquoi nous travaillons pour eux ?
– Parce que c’est comme ça.
– Grand-père, nous ne sommes pas des esclaves.
– En quelque sorte, oui. »
Plus tard, l’aïeul d’Abéna meurt, intoxiqué par un nouveau désinfectant qu’on lui demande de vaporiser sur les jeunes plants de cacaoyer. Mais cette conversation a planté dans la tête de l’enfant une graine de révolte, qui possède le goût amer du cacao.
Quelques mois après la parution de Cocoïans de l’écrivain ivoirien Gauz, Samy Manga poursuit à sa manière le travail de dénonciation d’un système inique. Composé de courts chapitres et d’illustrations, son récit raconte l’histoire d’une prise de conscience. Abéna, qui a vu « la servitude de la fève » épuiser ses proches, découvre l’objet de leurs souffrances à Yaoundé, où il est parti étudier au collège.
Cela se passe en 1997, par un jour pluvieux. Ses camarades et lui sont éclaboussés par le passage d’une jolie Mercedes. Pour se faire pardonner, la conductrice leur donne une belle boîte sur laquelle figure l’inscription « Cailler ». Elle contient de luisantes barres blanches gravées de petits cœurs. Jamais les tablettes de Mambo, ou le chocolat « sauce d’arachides » acheté dans la rue à un certain Moussa, ne leur ont procuré un tel plaisir. Pour la première fois de sa vie, Abéna mange un chocolat fabriqué en Europe, une délicieuse confiserie pour laquelle sa famille a « éventré » la forêt.
« La dictature de l’or vert »
La colère du collégien s’abat d’abord sur les planteurs de cacao. Il leur reproche d’être « des envoûtés programmés pour la misère éternelle », dépossédés de leurs jugements par les patrons et les prêtres blancs. L’auteur montre comment, en avançant dans ses études, en lisant de plus en plus, Abéna saisit l’envers de « la dictature de l’or vert ».
Le récit prend alors la forme d’une enquête très documentée qui souligne l’écart entre les profits des grands groupes (dont Nestlé, Cargill et Lindt) et les faibles revenus des producteurs. Sans minimiser la complicité des dirigeants africains, le narrateur s’indigne contre la part importante d’enfants travaillant dans les plantations de cacao en Afrique de l’Ouest, dont certains sont l’objet d’un trafic. Ce modèle lui apparaît comme la continuité de la « conquête alimentaire » et de la colonisation.
« Mais il nous faudra bien un de ces quatre arrêter l’expansion criminelle de ces tontons flingueurs et refuser fermement de continuer d’exister à genoux, et par procuration, sur nos propres terres », ajoute-t-il.
Chez Abéna, ce refus passe par une prise de parole poétique et politique, qui est le récit de la soutenance de sa thèse sur « le colonialisme vert en Afrique » dans la dernière partie du livre. On retiendra cette envolée : « Vaste soleil noir des horizons amputés, je suis le laboureur des terres marronnes, cultivateur aguerri du PIB mondial confisqué, nous sommes ce riche continent braqué par cinq cents supplices imparables appartenant à cent fauves capitalistes du même nom et par sa mondialisation pourrie. »
Chocolaté. Le goût amer de la culture du cacao, de Samy Manga, éd. Ecosociété (136 pages, 14 euros).