« Celle qui parle aux corbeaux », de Melissa Lucashenko : faire avec son sang

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« Celle qui parle aux corbeaux » (Too Much Lip), de Melissa Lucashenko, traduit de l’anglais (Australie) par David Fauquemberg, Seuil, « Voix autochtones », 432 p., 23 €, numérique 17 €.

Reconnue de longue date comme l’une des grandes voix de la littérature australienne actuelle, Melissa Lucashenko n’était pourtant pas traduite en français. La parution de Celle qui parle aux corbeaux y remédie enfin – même si cette longue absence intrigue : n’était-elle pas liée à la condescendance que montre ­parfois l’Europe pour les auteurs du lointain « Down Under » (« en dessous », « en bas », désignant l’emplacement de l’Australie sur les cartes du monde), à plus forte raison quand ils sont aborigènes ? La récente collection « Voix autochtones », au Seuil, dont c’est la deuxième parution, tape juste et fort en révélant cette romancière hors pair, née en 1967 dans un milieu ouvrier, d’une mère de la nation Bundjalung et d’un père d’origine européenne.

Kerry, le personnage principal, est une jeune Goorie (Aborigène) qui trace sa route avec énergie, selon une morale très personnelle, allègrement transgressive. Sa stratégie de survie – que Lucashenko, visiteuse de prison, ­excelle à décrire de l’intérieur – découle de l’enfance chaotique qu’elle a connue parmi les siens, la famille Salter, aussi déjantée que soudée. La jeune femme a pris ses distances avec eux pour tenter sa chance en ville, à Brisbane. Mais elle s’est surtout marginalisée. Chez les Salter, issus de mélanges improbables, voire violents, entre colons blancs, ouvriers chinois et femmes aborigènes, il faudra laisser passer quelques générations avant de trouver la sérénité…

Guerrière au cœur tendre (à son grand étonnement, elle tombe amoureuse d’un whitefella, un Blanc), Kerry a la langue bien pendue. Sa lucidité à toute épreuve colore d’un humour décapant les rebondissements familiaux dont elle est témoin, la question de la couleur de peau revenant comme un leitmotiv, avec toutes les nuances que le métissage peut produire, selon les générations, au sein d’une même famille étiquetée « aborigène » : Kerry est noire et fière de l’être ; l’un de ses frères, dont la chevelure grisonne, est surnommé « Koala » ; et Donna, la sœur aînée, est une « passée », son teint clair lui ayant permis de faire carrière à Sydney sans dévoiler ses origines.

L’écriture de Melissa Luca­shenko est très visuelle – regardez Kerry pétaradant au guidon d’une Harley volée, convoyant un sac bourré de dollars issus d’un casse. Destination de notre amazone blackfella juchée sur sa selle plein cuir, cheveux au vent : la bourgade de son enfance, dans le bush. Son objectif : planquer son magot et faire ses adieux à Pop Owen, son grand-père, qui se meurt. Ancien champion de boxe, le patriarche est resté célèbre pour avoir osé mettre des Blancs K.-O., avant de s’illustrer dans la défense des droits aborigènes face à la justice coloniale de son temps.

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