QUINZAINE DES CINÉASTES
C’est pour des moments comme celui-là qu’un festival harassant comme le rendez-vous cannois, où des dizaines de films se bousculent sans répit, vaut d’être vécu : un titre énigmatique, un jeune réalisateur non identifié, un synopsis qui ne veut pas trop en dire… Et à l’arrivée survient cette œuvre éblouissante, qui s’empare de toute l’étendue de l’écran pour l’habiter comme rarement et régénère le regard de fond en comble.
La Grâce, qui porte bien son nom (il fallait oser), est le premier long-métrage de fiction du Russe Ilya Povolotsky, né en 1987, diplômé en droit, auteur de deux documentaires après des débuts dans la publicité. Le film frappe d’emblée en ce qu’il restaure un cinéma de l’espace mêlant souffle de l’étendue et spleen des confins, qui semblait quelque peu tari, mais qu’on peut encore inscrire dans une lignée informelle reliant Au fil du temps (1976) de Wim Wenders à Dans la ville blanche (1986) d’Alain Tanner, puis à Few of Us (1996) de Sharunas Bartas.
Un gaillard d’âge mûr, la toison roussie, le visage renfrogné, et une adolescente de 16 ans, font route ensemble à bord d’un van où brinquebale tout un capharnaüm. On ne sait pas immédiatement qui ils sont l’un pour l’autre, mais ils sillonnent des territoires reculés, aux lisières septentrionales du Caucase : la Ciscaucasie, la Kabardino-Balkarie, l’Ossétie du Sud, le Daghestan, etc.
Montage méditatif
Peu à peu, une routine se fait jour : le fourgon transporte un cinéma démontable, que le binôme installe dans les villages perdus, tout en distribuant snacks et boissons pendant la projection en plein air. Sous ce commerce nomade, qui ne fait plus vraiment recette, s’en cache un autre, plus discret : le trafic de bandes porno piratées, qui se refourguent sous le manteau, sur les aires d’autoroute, et valent parfois au duo d’être expulsé par des villageois furieux. Au fil de la route, la relation se précise : il est le père, elle, la fille, sans que jamais leurs noms soient prononcés.
La Grâce est de peu de mots, mais mise l’essentiel sur la force expressive et plastique du plan, dans sa capacité à embrasser les espaces traversés. C’est en effet le relief et l’étendue qui s’offrent ici en chambre d’écho à tout ce qui se joue d’affectif entre les deux protagonistes. Défilent des solitudes rocheuses, des vallées prises dans un perpétuel brouillard, des stations-service perdues dans la nuit, des champs d’éoliennes, des ponts inachevés, un centre commercial semblable à une station spatiale, des routes interdites, des plaines battues par le vent, et, au bout du chemin, sur les rives de la mer Noire, un incroyable port fantomatique, semé de maisons décrépies où seules de rares âmes subsistent.
Il vous reste 43.86% de cet article à lire. La suite est réservée aux abonnés.