« Barg Ellil », de Béchir Khraïef : un conte moral dans le Tunis de Barberousse

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Voici un roman déroutant et jubilatoire, le genre de surprise littéraire qui laisse délicieusement groggy. L’histoire d’un petit homme, sec et noueux, espiègle à désarçonner
un cheikh, pupilles roulant « comme des toupies » et mollets prompts au pas de danse, qui ne cesse de dévaler les pentes de la médina de Tunis. Nous sommes au milieu du XVIe siècle, à l’heure où la cité fortifiée tremble d’un farouche fracas, celui de la collision entre les Turcs et les Espagnols, les deux puissances de la Méditerranée d’alors.

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A l’ombre de l’événement, le petit homme, jeune esclave noir nommé Barg Ellil (« éclair de la nuit »), halète donc sans répit dans les venelles et bondit de refuges en caches, parfois déguisé en notable ou en bonimenteur. Il semble fuir l’adversité, comme doublement traqué par sa condition servile et les convulsions de la grande histoire. Pourtant, même quand ses ruses et sa facétie l’affranchissent du péril, il poursuit son escapade dans une quête perpétuelle du mouvement. « Il voulait aller toutes voiles au vent. »

Sur cette trame, Béchir Khraïef (1917-1983), auteur majeur de la littérature tunisienne, compose un récit picaresque servi par une écriture truculente. Un véritable feu de joie où couleurs, sons et odeurs se consument dans un brasier pétaradant. Il était bien temps que l’œuvre maîtresse – écrite en 1960 – de ce romancier de langue arabe, natif des oasis du sud de la Tunisie, soit enfin portée à la connaissance du public francophone grâce une traduction subtile et magistrale de Samia Kassab-Charfi, grande défricheuse du patrimoine littéraire tunisien, qui vient de paraître.

Libelle politique et récit d’aventures

Dès les premières pages, le lecteur est happé par le baroque de Khraïef : Barg Ellil, esclave assigné à un savant alchimiste, rompt l’ennui d’un soir en faisant tinter des étagères de fioles à l’aide de martelets, percussionniste emporté dans une transe jusqu’à dévaster le laboratoire. Dans le désastre surgit une lumière, l’éclat du regard d’une belle l’ayant furtivement observé à travers une lucarne. Dès lors, Barg Ellil ne cessera de rechercher la jolie inconnue tout en fuyant son patron occultiste lancé à ses trousses dans un Tunis en émoi devant le débarquement du forban Barberousse (Khaïr-Eddine Pacha) flanqué de ses légions de janissaires. Au fil de ses tribulations, il liera son sort à Chaâchou, galérien tunisien gagnant ses galons de mousquetaire au service de Barberousse, allié des Turcs. Amitié émancipatrice : « Toi, l’esclave, dit Chaâchou à Barg Ellil, tu vaux mieux que quatre hommes libres. »

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Le roman de Béchir Khraïef marie avec brio les registres. Il tient du conte moral, voire du libelle politique, avec son regard empathique porté sur les marginaux de la société de l’époque. Africain asservi comme Barg Ellil (utile rappel de l’importance de la traite négrière en terre maghrébine), ancien forçat comme Chaâchou, captives blanches de l’industrie corsaire ou citadines emmurées dans le patriarcat : autant de proscrits et de reléguées s’employant à déjouer la fatalité ou à braver avec insolence les tenants de l’ordre établi. Puis le texte se fait épique quand il vire au récit d’aventures, avec ses personnages enrôlés dans la geste de Barberousse croisant le fer avec l’armée de Charles Quint et ses supplétifs. Ambiance de cape et d’épée sur les créneaux de la citadelle et intrigues d’espionnage dans les alcôves et les cachots : Béchir Khraïef sait habiller la gravité de panache ou de mystère.

La narration devient enfin déambulation urbaine avec une plongée charnelle dans les arcanes de la médina de Tunis. Barg Ellil arpente dans son errance les tavernes de caravansérails (« fondouks ») aux clients rabelaisiens, les patios de demeures patriciennes, les souks aux esclaves et les obscurs passages voûtés. On sort un brin étourdi de cette cavalcade littéraire aussi auguste qu’interlope. Et on laisse, mélancolique, Barg Ellil s’élancer vers un nouveau départ, incapable de relâche malgré les obstacles surmontés : « Il prit le large dans la brise de l’aube. »

Barg Ellil, de Béchir Khraïef, traduit de l’arabe par Samia Kassab-Charfi, Sud Editions (Tunis), 169 pages, 18 euros.

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