« Mais je ne fais pas de la peinture ! » Dès les premières secondes de l’entretien, Miriam Cahn fonce à rebrousse-poil. Son exposition au Palais de Tokyo est un flot d’images, près de deux cents œuvres qui nous emportent et nous arrêtent, sidèrent parfois : elles portent en elles la violence du monde, dont l’artiste suisse se fait depuis cinquante ans la sismographe. « Miriam met sur pause le flux des images volatiles de l’actualité politique et s’en saisit pour témoigner, résister, incarner », résument les deux commissaires, Emma Lavigne et Marta Dziewanska.
Pour la plasticienne, cette exposition est « comme une performance ». Ces corps qui assaillent aux premiers pas, de leurs roses stridents ou de leurs plaies pourpres, sont le sien, sont les nôtres. « Quand j’étais une jeune artiste, j’ai eu la chance d’être dans la très bonne galerie Stampa, à Bâle, qui défendait de grands artistes de la performance, raconte-t-elle au Monde dans son français un brin rocailleux de Suisse allemande. J’étais fascinée par la façon dont ils faisaient de leur corps un instrument, par leur attitude très politique. » Ensemble, ils vont boire des coups, se disputent aussi, beaucoup : « Eux disaient qu’on ne peut plus dessiner. Moi, je voulais garder un souvenir de la performance dans le dessin. »
Elevée « dans l’art, dans la bibliothèque immense de la famille », elle sort de ses études d’arts appliqués, et aurait pu virer publicitaire ; elle est devenue cette artiste de fougue et de rage, que tant de musées s’arrachent. « Mon corps est mon instrument, poursuit-elle. C’est lui qui donne le rythme, le tempo. » Elle travaille vite, deux heures par toile, au maximum, « parce que l’instrument décide, comme dans la musique classique ». Souvenir de ses années d’apprentissage du violoncelle, enfant ? « Quand on sait jouer, c’est plus facile de faire de soi un instrument. Je vais dans la toile, et quand j’en sors, c’est fini. Jamais d’esquisse. »
Isolée dans sa vallée
Chez Miriam Cahn, le temps est à l’œuvre. Jusqu’au temps le plus intime, comme dans cette série qui obéit au cycle féminin de vingt-huit jours. « Weibliche Monat, c’est une suite magistrale où sa propre physiologie se confond avec le médium de la peinture », analyse Emma Lavigne. Des aurores de jaunes, roses, bleus, s’épanchent en coulures. « Trois couleurs, l’eau crée la forme, voilà. C’est un peu psychédélique/LSD, car je suis une vieille femme un peu hippiesque. » En écho déroutant, elle a disposé d’immenses dessins à la craie noire, inspirés par la bombe atomique. « Elle est extrêmement belle, cette bombe, avoue cette militante antinucléaire des premiers jours. Je me suis souvent imaginée en pilote de l’avion qui l’a lancée et a quand même mis fin à la guerre. La bombe atomique, c’est le paradoxe en soi. » Elle l’a dessinée accroupie, laissant dans les volutes sombres les traces de ses doigts, coudes, genoux, comme pour incarner ce paradoxe.
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