Dans la galaxie des artistes ivoiriens, où les carrières passent comme des météores, ils sont les objets stellaires les mieux identifiés. Depuis l’indétrônable Premier Gaou, les compères de Magic System affichent vingt-trois ans de succès. Une longévité qui a permis à Salif Traoré dit « A’Salfo », le leader du groupe, d’asseoir son statut de premier businessman de l’industrie musicale en Côte d’Ivoire. Et au Festival des musiques urbaines d’Anoumabo (Femua), dont c’était la quinzième édition du 25 au 30 avril, de présenter cette année une programmation solide avec Booba en tête d’affiche.
Dans les bureaux de Gaou Productions, à Abidjan, où il reçoit au pied d’un mur tapissé de disques d’or, A’Salfo a tombé le tee-shirt pour la cravate. Avec ses amis d’enfance Goudé, Tino et Manadja, originaires du quartier populaire d’Anoumabo, il a fondé Magic System en 1996. Le premier album du groupe est un échec commercial mais le second, Premier Gaou, connaît un succès fulgurant en Côte d’Ivoire et en France grâce à l’appui de deux journalistes culturels, Ephrem Youkpo et Claudy Siar.
C’est justement son arrivée à Paris qui permet au quatuor de se professionnaliser. « A’Salfo s’est tout de suite emparé d’un modèle de production à l’européenne, raconte l’anthropologue Léo Montaz, spécialiste de l’industrie musicale ivoirienne. Il a rencontré Mafia K’1 Fry [un collectif de rap dont faisait partie le groupe 113], tous les gros producteurs, les distributeurs, les gens de la radio… Il a parlé à tout le monde et a appris sur le tas. C’est comme ça qu’il a réussi à porter Magic System largement au-delà des groupes de zouglou de l’époque. »
« De zéro à héros »
Quand on lui demande la recette de son succès, A’Salfo la résume en quatre mots : « Travail, discipline, persévérance, vision ». Saint Bouez, ami du groupe et manager des zougloumen Fitini et Petit Denis, confirme : « Quand un groupe fait un hit, ça peut être dû à la chance et au talent. Mais pour une carrière comme celle de Magic System, il faut plus que ça : il faut du travail. Et ce sont tous de très gros travailleurs. » Le slameur Kapegik, qui vient de signer un single appelé Comme A’Salfo, complète : « Pour moi, A’Salfo est un modèle pour la jeunesse, un symbole d’abnégation et de résilience. Il est la preuve vivante que si vous croyez en vos rêves, vous pouvez passer de zéro à héros. »
Pour ce qui est de la « vision », A’Salfo, qui suit un master en distanciel à HEC Paris, ne cache pas son pragmatisme : « Il y avait une forte communauté antillaise en France, donc on est allé voir du côté du zouk avec la chanteuse guadeloupéenne Jocelyne Labylle ; on a collaboré avec Leslie, qui sortait de [l’émission de télécrochet] “Graine de star”, puis avec le 113, qui venait d’avoir les Victoires de la musique. » Résultat : Magic System caracole plusieurs fois en tête du hit-parade avec Bouger Bouger (2005), Zouglou Dance (2007), Chérie Coco (2011) et Magic in the Air, devenu l’hymne de l’équipe française de football à la Coupe du monde 2014.
Le groupe a choisi une double stratégie marketing, avec des titres différents pour chaque album et chaque chanson en France et en Côte d’Ivoire. « En Europe, on a un public qui danse et fait la fête sur nos chansons, explique le chanteur. En Afrique de l’Ouest, on a un public qui écoute nos messages, comprend ce que nous disons et vit ce que nous chantons. » Le coup de force de Magic System a été de contenter ses deux publics en parallèle, au point que des morceaux en nouchi sont devenus incontournables dans les mariages et les anniversaires français.
En 2008, A’Salfo a décidé de mettre en place sa propre structure, Gaou Productions. La société n’a finalement produit que peu d’artistes d’envergure, à l’exception des Zouglou Makers, et a rapidement été concurrencée par l’arrivée des majors Sony et Universal en Côte d’Ivoire. Mais elle fonctionne aujourd’hui comme un groupe d’événementiel et de communication pour de grands noms de la musique ivoirienne et, surtout, organise le Femua.
Car il est là, l’énorme apport d’A’Salfo à l’industrie musicale ivoirienne. Un festival de haut standing, avec une capacité d’accueil de 100 000 personnes par jour et une programmation internationale. « En termes de soft power, le Femua a un gros impact régional, salue Léo Montaz. Le Burkina avait le cinéma avec le Fespaco, le Sénégal avait le festival de jazz de Saint-Louis… Depuis 2008, la Côte d’Ivoire a le Femua. » Le concept ? Faire venir à Anoumabo une ou deux têtes d’affiche internationales, en général un rappeur français et un chanteur africain. Et y ajouter des artistes locaux, qui tiennent là une occasion en or pour se faire connaître à l’échelle mondiale.
« Dépit amoureux »
Mais tout cela a un prix : le « dépit amoureux », selon les mots d’A’Salfo, d’une partie du public ivoirien. « L’image de Magic System est ambivalente, confirme Léo Montaz. Il y a ceux qui ressentent une grosse fierté nationale pour la carrière qu’ils ont eue et ceux qui disent que le zouglou de Magic System s’est arrêté avec Premier Gaou et qu’après, ils n’ont fait que de la pop pour les Blancs. Les groupes de zouglou qui cartonnent vraiment en Côte d’Ivoire, ce sont Yodé & Siro, Petit Denis, Molière, VDA et Révolution… Tous les succès de Yodé & Siro, contrairement à ceux de Magic System, relèvent du zouglou. Mais c’est aussi pour ça qu’ils n’ont jamais réellement réussi à percer à l’international en dehors des diasporas africaines. »
Pour Magic System, il a aussi fallu renoncer à la dimension contestataire qui était l’âme du zouglou. A’Salfo l’assume : « La démocratie ivoirienne a dépassé l’ère des pères fondateurs, elle est entrée dans le multipartisme. Faire de la politique en musique aujourd’hui, c’est mettre un frein à son élan fédérateur. Il n’y a pas de neutralité en Côte d’Ivoire et on a vite fait de nous coller une étiquette partisane. Dès qu’un artiste prend position, il perd tous ses fans de l’autre côté. C’est pour ça que le zouglou continue de chanter des faits de société mais ne dénonce plus de faits politiques. Certains l’ont fait, mais à leurs dépens. »
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Parmi eux, le reggaeman Tiken Jah Fakoly, qui a été très critiqué pour son soutien à Alassane Ouattara, ou Les Galliets, auxquels la participation au clip de campagne de Laurent Gbagbo, en 2010, a coûté leur carrière. Quant à Yodé et Siro, ils ont été condamnés en 2020 à un an de prison avec sursis pour avoir interpellé le procureur Richard Adou sur les violences post-électorales et dénoncé une instrumentalisation de la justice par le pouvoir. A’Salfo, lui, a choisi de se rapprocher du couple présidentiel, et en particulier de Dominique Ouattara. La première dame, présente à la cérémonie d’ouverture du Femua, est même la marraine de la fondation Magic System.