La légende veut que, trois jours avant son assassinat, Malcolm X croise dans les rues de New York l’un des acteurs de Nothing But a Man (1964) et l’accoste : « Vous êtes Julius Harris ? J’ai vu Nothing But a Man et j’ai beaucoup aimé ! » On ne peut s’étonner de voir le leader des Black Panthers adouber l’œuvre, l’une des très rares de l’époque à prendre aussi crûment le pouls de la condition des Afro-Américains dans les Etats-Unis des années 1960.
S’il a toujours existé des œuvres météorites qui ont tenté d’évoquer la condition noire, la lucidité politique est toujours venue des marges de l’industrie. En face, Hollywood s’est longtemps montré frileux : la condition noire ne se laisse jamais penser en dehors d’un « regard blanc », auquel le héros noir doit sans cesse donner des gages, jusqu’à s’y abîmer.
C’est l’insistance de ce contrechamp blanc qu’atomise définitivement Nothing but a Man, œuvre enragée et extralucide, comme un roman de James Baldwin. On ne quitte jamais le regard de Duff Anderson, ouvrier sur les chemins de fer dans une ville d’Alabama, qui traverse son chemin de croix et qui, au péril de son bonheur, tient tête à un Sud encore ségrégué. L’homme tombe amoureux d’une jeune femme noire issue de la classe moyenne. Le père, un pasteur respecté, s’oppose d’abord à leur union : avec une simplicité exemplaire, Michael Roemer rend indissociables la question de la race et celle de la classe.
La vivacité quasi documentaire du film lui offre sa puissance formelle : les gros plans enserrent des visages épuisés, des destins fracassés par le chômage et l’alcoolisme, sans que jamais Roemer en fasse des « sujets ». L’utilisation des grands tubes de la Motown montre cette volonté de refuser tout surplomb, de toujours partir de la culture de ses personnages : le cinéaste attrape le politique dans les filets des relations filiales, amicales et amoureuses.
Il fait bien plus qu’observer une simple fracture entre les Noirs et les Blancs, ces derniers étant ici réduits à un statut d’oppresseur. Il saisit les conséquences les plus infimes et perverses de cette haine : misère sociale et affective, division au sein d’une communauté dépossédée de sa capacité à s’organiser collectivement, polarisée entre résignation et révolte. Le piège se referme en cercles concentriques, empoisonne le couple avant de cliver le héros lui-même, vidé de sa puissance d’agir, qu’il finit par reconquérir, en bout de course. Michael Roemer a ici sublimé toute son expérience d’enfant juif persécuté par les nazis, et son film se veut, en cela, l’ultime réponse à une approche identitaire qui voudrait qu’on ne comprenne et ne filme une minorité qu’en en étant soi-même issu.
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