Trois petits points blancs. En triangle pour les filles, au coin des yeux ; disséminés au milieu et de chaque côté du front pour les garçons. Pour invoquer les dieux afin que l’esprit du personnage qu’ils vont danser s’invite en eux, pour que s’exprime aussi le taksu, ce « feu sacré » – que tout le monde possède mais que peu savent allumer – qui rassemble maîtrise musicale et technique corporelle, expressivités physique et spirituelle, et se fait l’incarnation du divin. Ce dimanche 18 décembre 2022, les musiciens et jeunes danseurs de la troupe Jaya Semara Wati, du village de Sebatu (Indonésie), ont choisi la petite ville d’Apuh et son « temple des origines » (Pura puseh) pour la répétition générale du spectacle qu’ils présentent en France à la mi-mars, de Voiron (Isère) à Cannes (Alpes-Maritimes), puis de Bordeaux à Dijon, en passant par la Philharmonie de Paris.
Les statues en pierre des divinités ont reçu les offrandes de fleurs coupées, de riz, de corbeilles tressées de feuilles de bananiers, d’eau lustrale et d’encens, assurant aux artistes la bienveillance des fondateurs du village. Pour le ciel, dont on redoute les ondées en cette saison des pluies, un coup d’œil à la météo sur le téléphone portable rassure.
L’après-midi tire à sa fin. Sous le grand wantilan, ce pavillon ouvert chapeauté d’un triple toit, les préparatifs vont bon train. Les danseurs se maquillent eux-mêmes, piochant les couleurs dans une grande boîte métallique. Non loin, un quatuor répète le « pas de quatre » des Jauks, ces faunes gardiens de la forêt qui s’opposeront, plus tard, au roi de Lasem venu affronter le frère de la princesse Rangkesari, qu’il a enlevée et violée.
Le « Karajan balinais »
Comme toujours à Bali, la communauté – en l’occurrence la famille du grand I Nyoman Jaya, surdoué à qui échut le surnom de « Karajan balinais » –, qu’a découverte l’ethnologue et musicologue Jacques Brunet en 1969, alors que le danseur n’avait que 20 ans, s’est occupée de tout. Soit, dressée sur des tréteaux, une enfilade de plats aux fumets alléchants, comme cet effiloché de poulet aux épices, ce poisson grillé ou le fameux babi guling, barbecue de porcelet à la peau croustillante, sans oublier différentes sortes de riz. Une file d’attente se forme tandis que les danseurs, corsetés dans leurs costumes aux couleurs rutilantes, ajustent encore turbans noués et tiares dorées ornées de fleurs de frangipanier.
I Nyoman Jaya (74 ans), dont la troupe s’est régulièrement produite en Europe (cinq fois entre 1972 et 1986, puis en 1992 avec l’inoubliable Ballets de Bali à l’Opéra Garnier, en 2000 au Festival d’Aix-en-Provence, enfin, à Paris, en 2008 Salle Pleyel et en 2012 au Palais de Chaillot), aime raconter aux plus jeunes l’histoire du Barong (monstre mythologique) qui brûla à Quimper (Finistère), en 1984 : les fibres de palmier séché qui recouvraient le corps du « dieu » s’étaient enflammées au contact d’un flambeau. Un événement auquel la tarasque, encore affalée sur son portant de bois, semble opposer un somnolent démenti.
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