dimanche, octobre 20

Ce dimanche 20 octobre, l’Université de Stanford annonce la mort de Philip G. Zimbardo, l’un de ses professeurs de psychologie. L’établissement loue « l’immense contribution » de celui qui se faisait également appeler le « Dr. Z ». Son oeuvre la plus célèbre: la « Stanford prison experiment ».

De quoi parle-t-on? D’une expérience controversée menée dans les sous-sols de la prestigieuse université américaine durant les années 1970. L’objectif officiel: démontrer les effets du système carcéral sur les individus, et les rapports de domination établis entre les gardes et leurs prisonniers.

Mais finalement, ce projet démontra avant tout selon lui la banalité des actes malveillants, du sadisme, chez les individus lambdas, soit un « effet Lucifer » conceptualisé par le psychologue. La facilité déconcertante avec laquelle chacun peut faire le mal, si on lui en donne les moyens.

« Vous pouvez créer chez les prisionniers un sentiment de peur »

C’est par une petite annonce dans le journal local que tout a commencé. « Des étudiants hommes recherchés pour une étude psychologique sur la vie en prison. 15 dollars par jour pour 1 à 2 semaines », pouvait-on lire dans un encart d’à peine quelques lignes.

Comme l’a raconté le Dr. Z, ce sont « plus de 70 volontaires » qui ont répondu à l’annonce. Un tri a alors été effectué pour exclure les candidats présentant des troubles psychiatriques, des handicaps ou des antécédents de violence.

« Au final, nous avons retenu un échantillon de 24 étudiants américains et canadiens qui se trouvaient par hasard dans la région de Stanford (…) Sur tous les aspects que nous avons pu tester ou observer, ils agissaient normalement », a précisé le chercheur sur une page dédiée à son étude, résumant des dizaines d’archives publiques, comprenant des enregistrements vidéo, des photographies, etc.

Les participants ont par la suite été répartis au hasard en deux groupes. D’un côté les gardes, de l’autre les prisonniers. Pour mettre immédiatement les captifs dans des conditions inconfortables, ceux-ci ont été arrêtés par de véritables policiers, durant un « dimanche matin tranquille ».

« Le suspect était arrêté à son domicile, inculpé, averti de ses droits, plaqué contre la voiture de police, fouillé et menotté – souvent sous le regard surpris et curieux des voisins. Le suspect était ensuite placé à l’arrière de la voiture de police et emmené au poste de police, toutes sirènes hurlantes », a raconté le professeur dans ses propres archives.

Une fois au poste de police, les participants ont été identifiés, fouillés, désinfectés, puis transportés les yeux bandés dans la fausse prison installée sous le campus. Un environnement austère, composé de cellules de misère, d’un « trou » destiné à l’isolement et d’un couloir censé faire office d’extérieur.

« Ce couloir, appelé ‘The Yard’, était le seul endroit extérieur où les prisonniers étaient autorisés à marcher, manger ou faire de l’exercice, sauf pour aller aux toilettes au bout du couloir (ce que les prisonniers faisaient les yeux bandés afin de ne pas connaître le chemin de la sortie de la prison) ».

Dans cet établissement, créé à l’aide d’un consultant spécialiste du milieu carcéral, tout était conçu pour déstabiliser et désorienter les participants, sans déroger à la réalité de la vie en prison.

À l’inverse, tout était fait pour asseoir la légitimité et le pouvoir des gardes. Vêtus de tenues kaki, de lunettes de soleil et armés d’une matraque en bois, ils disposaient de presque tous les pouvoirs.

« Vous pouvez créer chez les prisonniers un sentiment d’ennui, de peur jusqu’à un certain degré, vous pouvez créer une notion d’arbitraire par le fait que leur vie soit totalement contrôlée par nous, par le système, vous, moi, et ils n’auront aucune intimité… », avait déclaré le scientifique aux gardiens, selon le récit de Haslam et Reicher, deux psychologues critiques de cette expérience.

Une étude interrompue en catastrophe

Comportements sadiques, émeute, développement de troubles sévères… Devant les caméras, en l’espace de quelques jours, de nombreux comportements notables ont été observés. La nuit, par exemple, les gardes devenaient violents, pensant qu’ils n’étaient plus observés.

Les « gardes » ont fait subir de nombreuses humiliations à leurs détenus, les forçant à rester nus, ou à nettoyer des toilettes avec leurs mains. D’autres « punitions physiques » étaient infligées par les gardiens, notamment des pompes.

« Nous avons appris plus tard que les pompes étaient souvent utilisées comme forme de punition dans les camps de concentration nazis », relate le psychologue.

L’étude observationnelle, censée durer 2 semaines, a finalement été interrompue au bout d’à peine six jours, face à la gravité des comportements exprimés. Et même dans ce laps de temps, deux personnes présentant des troubles (pleurs incontrôlables, pensées noires) ont dû être remplacées de la « prison », dont l’un au bout de 36 heures à peine.

« Je me suis senti totalement désespéré, plus désespéré que je ne l’aurais jamais cru », a décrit celui qui était appelé « n°1037 ».

Ce qui a motivé le psychologue à mettre fin à l’expérience? La réaction d’une participante, Christina Maslach, une étudiante venue observer la scène, offusquée par les conditions de détention des sujets de l’étude.

Celle qui devint plus tard l’épouse de Philip G. Zimbardo fut, selon lui, la seule à protester parmi la longue liste d’observateurs: étudiants, psychologues professionnels, et même un prêtre. Ce dernier a cependant averti la famille d’un participant de l’horreur qu’il y vivait.

Méthodologie douteuse, accusation de « fraude »

Le 20 août 1971, l’expérience de Stanford s’est terminée. Pour le principal responsable de l’étude, les conclusions sont sans appel, « des étudiants ordinaires peuvent faire des choses terribles ». Pourtant, les critiques de cette étude, de sa méthodologie jusqu’à ses conclusions, étaient fréquentes à l’époque, et le sont autant aujourd’hui.

Dans Histoire d’un mensonge, le chercheur Thibault Le Texier montre que l’implication de Philip Zimbardo a faussé les résultats. « Philip Zimbardo a toujours affirmé qu’il était à peine intervenu dans son déroulement. Dans une expérience scientifique réussie, le scientifique ne doit pas interférer sur les résultats, ni orienter le comportement des participants vers une conclusion pré-écrite », affirmait en 2018 le chercheur en sciences sociales au Temps.

L’expérience, impossible à reproduire pour des raisons d’éthique, pourrait avoir mené à des résultats biaisés selon d’autres chercheurs en psychologie, dont les recherches ont abouti à des résultats différents, voir opposés, à ceux du professeur de Stanford. Un autre acteur de l’étude, un ex-étudiant, a par ailleurs affirmé que celle-ci était une « fraude » et « malhonnête ».

Confronté à ces critiques, Philip Zimbardo a affirmé durant les dernières années de sa vie qu’il n’existait pas de « preuve substantielle qui modifie la principale conclusion » de son étude. L’expérience « sert plutôt d’avertissement sur ce qui pourrait arriver à chacun d’entre nous si nous sous-estimons dans quelle mesure le pouvoir des rôles sociaux et des pressions extérieures peut influencer nos actions », a-t-il répondu à ses détracteurs. Précurseur ou escroc? Zimbardo laisse sans aucun doute une marque dans l’histoire de sa discipline.

Article original publié sur BFMTV.com

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