samedi, mai 18
Marie Piemontese, Yannick Choirat et Anne Rotger dans « La Réunification des deux Corées », mis en scène par Joël Pommerat, au Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 18 avril 2024.

Nuit noire dans le théâtre. Des talons claquent sur un plancher de bois quand, doucement, une lumière se faufile dans l’espace et y pourchasse l’obscurité. D’un pas calme, en escarpins et trench ajusté, une femme marche vers nous. La comédienne Saadia Bentaïeb inaugure une comédie des mœurs édifiante dont les autres protagonistes se nomment Agnès Berthon, Yannick Choirat, Philippe Frécon, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu. Des années qu’on n’avait pas vu cette troupe d’acteurs de très haut vol réunie sur une scène. Pas de doute : Joël Pommerat est de retour. Et avec quelle maestria !

Onze ans après avoir créé à l’Odéon-Théâtre de l’Europe La Réunification des deux Corées, l’auteur metteur en scène redonne vie au Théâtre de la Porte Saint-Martin, à Paris, à ce kaléidoscope épineux de rapports amoureux et amicaux qui, en 2013, avait pu être accueilli avec une certaine perplexité. Une vingtaine de tranches de vies serties au murmure près, certaines plus développées que d’autres, pas toutes égales en intensité, mais qui, dans leur passionnant bout à bout, déroulent une chaîne de relations où banalité et monstruosité dansent un tango infernal en suscitant éclats de rire ou frissons d’inquiétude.

Une femme s’oppose au mariage de sa sœur dont le futur mari l’aurait un jour embrassée ; un homme revient, des années plus tard, s’excuser auprès de son ex-compagne (« j’avais oublié de te dire au revoir ») ; un instituteur confesse une passion (coupable ?) pour un petit garçon dont il avait la charge ; un couple s’invente des enfants qu’il n’a pas ; deux amis en viennent aux mains ; une femme quitte son compagnon parce que l’aimer ne suffit pas ; une seconde perd la mémoire et redécouvre chaque jour l’homme avec qui elle est mariée, etc.

Vibrations contradictoires

Ces variations forment une mélodie dissonante où l’hétérogénéité des situations exposées, loin d’être un écueil, signale les vibrations contradictoires et même incohérentes qui forgent nos intériorités. Pommerat ne restitue pas du sentiment une beauté illusoire et lénifiante. Il en révèle la discontinuité, les paradoxes, le caractère parfois hagard, le fondement souvent dérisoire. Il n’écrit pas sur le sentiment, il le théâtralise. Une entreprise qui suscite le coq à l’âne de vies héroïques ou pathétiques, de paroles cocasses ou dramatiques, d’attitudes exemplaires ou douteuses.

Lire la critique (2013) | Article réservé à nos abonnés Le carrosse de Pommerat est-il devenu citrouille ?

Effet salutaire du temps qui passe : son texte se réactive en 2024 avec une pertinence décapante. Impossible de le soustraire à ce qui, en une décennie, a bouleversé la conception des liens (quels qu’ils soient) en introduisant, dans les consciences, les notions d’aliénation, de consentement, de patriarcat ou d’émancipation. Les mots de Pommerat sont les mêmes qu’avant. Pas nous. Raison pour laquelle leur écoute fait l’effet d’une claque intensifiée par leur déploiement dans un dispositif scénique repensé de fond en comble. Pour le meilleur.

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