samedi, mai 18

La rencontre a été fixée nuitamment dans une maisonnette cachée derrière une végétation luxuriante. Sept hommes et femmes attendent, assis derrière une table en bois. « Vous ne pouvez citer aucun nom, ni donner de précisions permettant d’identifier une personne. On marche sur de la glace qui menace de rompre à tout moment ! » Ceux qui ont parlé à visage découvert, nous prévient-on, en ont payé le prix immédiat. Ils ont perdu leur visa et ont été obligés de quitter le pays.

Le lieu secret abrite le QG des résistants d’Auroville, dans le sud de l’Inde. Ils combattent depuis trois ans une administration décidée à reprendre en main la cité utopique. Sis au Tamil Nadu, à moins de 10 kilomètres de l’ancien comptoir français de Pondichéry, le projet, lancé le 28 février 1968 par la Française Mirra Alfassa (1878-1973) et conçu comme « un lieu de paix, de concorde, d’harmonie », a pris des airs de champ de bataille. La communauté – quelques milliers d’habitants – est divisée, plusieurs procédures judiciaires sont en cours et les plus pessimistes ont déjà plié bagage. Il flotte sous l’extraordinaire canopée une atmosphère empoisonnée, mêlée de colère et de peur, de complotisme et d’autoritarisme. Auroville vit peut-être son crépuscule.

« Notre rêve est en train d’être brisé, 99 % de ce que vous verrez ici a été construit par les Aurovilliens et c’est cet héritage qui est en train d’être détruit sous nos yeux. C’est extrêmement traumatisant », affirme l’une des hôtes, née sur cette terre, de parents en quête de sens, débarqués aux premières heures de l’aventure pour créer un monde idéal, égalitaire et de partage. A l’époque, Auroville est un plateau semi-désertique, battu par les vents et les cyclones. Aucun Indien ne veut vivre sur une terre si peu gâtée, sans eau ni électricité. La première tâche des pionniers – une cinquantaine de personnes – va consister à stopper l’érosion des sols, transformés en amas de boue spongieuse à chaque mousson. Ils construisent des barrages et des buttes de rétention d’eau, plantent des arbres par milliers, banians, palmiers, neems, acacias d’Australie, bambous, eucalyptus.

Un combat idéologique

Au petit jour, au lendemain de notre rendez-vous, on découvre les « cadavres » évoqués la veille dans le huis clos. Des centaines d’arbres, parmi les trois millions patiemment plantés durant plus d’un demi-siècle, ont été abattus pour la construction de la Crown Road, une large route équipée de lampadaires kitsch et prolongée de douze radiales. D’énormes balafres déchirent l’oasis de verdure, traversée jusqu’alors par des chemins bucoliques en latérite rouge. Les premières coupes ont été opérées voilà trois ans, dans la nuit du 4 décembre 2021, sur ordre de la secrétaire de la Fondation d’Auroville, Jayanti Ravi, malgré les protestations des résidents.

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