La bicoque est construite en parpaings bruts et porte la trace des embruns lancés par la mer, dont les vagues déferlent en contrebas. Les pièces y sont petites, peu aménagées, et la décoration sommaire. Le jardin abrite quelques bananiers, des cabris en semi-liberté qu’Antoinette – elle préfère ne pas donner son nom de famille – regarde depuis sa chaise en plastique, un peu écrasée par la chaleur lourde de cette journée de mai qui annonce les prémices de la période cyclonique. « C’est un petit coin très tranquille, on y dort bien, je suis heureuse d’être revenue chez moi après tant d’années au loin », sourit la dame de 80 ans, qui a longtemps résidé à Pointe-à-Pitre.
Désormais, elle habite à Capesterre-Belle-Eau, dans le quartier dit de Doyon, lieu de son enfance, où elle occupe la maison de sa mère, morte il y a seize ans. Quand on lui parle des « cinquante pas géométriques », elle acquiesce. « Oui, on habite ici, mais nous avons un titre de propriété maintenant. » Un jour, les occupants de ce quartier ont reçu un papier, dans leur boîte aux lettres, expliquant que les familles, pourtant installées là depuis plus d’une centaine d’années pour certaines, n’étaient pas propriétaires des terrains qu’elles occupaient. Et qu’il fallait régulariser leur situation.
« Ils sont venus, on a dû payer le géomètre, et puis ils ont envoyé une proposition de tarif, je crois que c’est aux alentours de 5 000 euros », raconte Antoinette, qui a laissé sa petite sœur gérer l’aspect financier et administratif complexe de cette régularisation hors normes, hors droit commun et spécifique aux Antilles.
« En Guadeloupe, on estime à huit mille les bâtis concernés par ces occupations illégales du domaine public de la zone littorale », compte Rony Saint-Charles, directeur de l’Agence des 50 pas géométriques. Cette agence d’Etat a été créée en 1996 pour régler le sac de nœuds de cette bande du foncier littoral guadeloupéen où s’enchevêtrent complexités juridiques, histoires humaines et familiales et attentisme généralisé des instances organisatrices de ces territoires. La situation n’est toujours pas réglée vingt-huit plus tard, mais on annonce pour 2025 le transfert des compétences de l’agence à la région pour les zones urbanisées, et au Conservatoire du littoral pour les zones dites « naturelles ».
L’essence des problématiques ultramarines
« Je ne sais pas, Monseigneur, si quelqu’un vous a jamais expliqué pourquoi les cinquante pas du roi ont été réservés dans les isles françaises de l’Amérique, c’est-à-dire pourquoi les concessions des premiers étages n’ont été accordées aux habitants qu’à condition qu’elles commenceront à cinquante pas du bord de la mer », écrivait, en 1674, Jean-Charles de Baas, gouverneur général des isles et de la terre ferme de l’Amérique, dans un rapport adressé à Colbert, alors contrôleur général des finances et secrétaire d’Etat de la marine du royaume de France. Il rappelait ainsi le droit dicté par l’édit de Moulins (1566) régissant cette bande littorale appelée, à l’époque, « les cinquante pas du roi », désormais nommée bande « des cinquante pas géométriques ». Soit 81,20 mètres qui concentrent à eux seuls l’essence des problématiques ultramarines ; 81,20 mètres dont l’histoire foncière est spécifique à certains territoires d’outre-mer.
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