dimanche, mai 12

Les mots arabes « chûkrân ! », « flûs » ou encore « mechwi » vous évoquent quelque chose ? Les deux premiers ont pour traduction merci et argent. Quant au troisième, il désigne le mouton rôti des jours de fêtes qui, raccourci en « chwa » signifie au sens figuré rudoyer, malmener, ou encore causer une vive douleur. Ainsi dit on : « Chwa li qalbi, il m’a fendu le cœur. »

Ces différentes explications se retrouvent dans 80 mots du Maroc, ouvrage récemment paru sous la plume de la journaliste et essayiste Kenza Sefrioui. Amoureux des langues et de culture se réjouiront de trouver, derrière un ouvrage aux apparences modestes, un travail d’une grande richesse et une véritable invitation littéraire à découvrir le Maroc.

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L’une des difficultés majeures rencontrées par l’autrice lors de l’élaboration du livre fut de faire les choix nécessaires, à chaque étape. D’abord celui de la langue – arabe ou amazighe, les deux langues officielles du pays. « Le tour d’horizon du Maroc proposé dans ce livre, c’est en arabe marocain que je vous le propose. Non dans le souci d’exclure ni de minorer les autres langues, en particulier les langues amazighes, mais parce que la darija est au final le dénominateur commun de la majorité des Marocains (…) », tranche-t-elle, après avoir tracé un état des lieux historico-linguistique du pays.

Seconde difficulté et non des moindres : la sélection même des mots. 80 seulement selon le principe de la collection, ce qui oblige à un tri d’autant plus important que la langue arabe en compte plus de 12 000. Un coup d’œil à la table des matières du livre ainsi qu’aux autres éléments de paratexte – préface de la linguiste Zakia Iraqui Sinaceur, page consacrée à la transcription, guide de prononciation – permet de comprendre le principe général qui a guidé l’autrice. A savoir un savant mélange entre une démarche scientifique et l’ivresse d’un récit subjectif.

Passion pour la langue arabe

L’érudition du propos est effectivement au rendez-vous. On le comprend dès l’introduction du livre, lorsque Kenza Sefrioui raconte comment sa passion pour la langue arabe l’a poussée dès 2005, alors qu’elle était critique littéraire au Journal hebdomadaire, à créer une rubrique intitulée « L’essence des mots » dédiée à la darija.

Cet espace lui « permettait de [s]’attarder chaque semaine sur un mot, souvent lié à l’actualité ou aux discussions du jour. A cette période, dans le sillage du festival du Boulevard des jeunes musiciens, les musiques urbaines, le rap, le slam et même le cinéma, renouvelaient la création en darija ».

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Ces connotations du lexique vont se retrouver dans 80 mots du Maroc où chaque fin d’article est agrémentée de citations, de titres de chansons et autres clins d’œil à la création artistique. Mais la référence scientifique essentielle – incontournable ? – sur laquelle s’appuie l’autrice est le monumental Dictionnaire Colin d’arabe dialectal marocain, ouvrage en huit volumes mis au point par Georges Séraphin Colin, un fonctionnaire français arrivé au Maroc en 1921.

Diplômé des Langues orientales de Paris, Colin parlait l’arabe et « s’intéressait à tous les domaines lexicaux : la musique, l’architecture, les noms de plantes et d’animaux, les arts culinaires, les coutumes, les pratiques religieuses, la médecine, la magie. Auprès de ses informateurs, des gens de toutes conditions, il glanait mots, proverbes, expressions idiomatiques, métaphores », explique Kenza Sefrioui.

Une promenade culturelle et littéraire

Les 60 000 fiches Bristol qu’il rédige avant sa mort en 1977 fournissent le contenu de son dictionnaire et « constituent une photographie de la civilisation marocaine au XXsiècle ». Paru en 1993, l’ouvrage devient introuvable au début des années 2000. Kenza Sefrioui plaide pour sa réédition et considère ses 80 mots du Maroc comme un véritable hommage à Colin, « une réécriture, dans le but de le faire redécouvrir », souligne-t-elle modestement.

Il serait pourtant insuffisant de réduire les choix de l’autrice à un hommage. Car au-delà de ce fondement référentiel, son livre s’apprécie pour ce qu’il est : une promenade culturelle et littéraire au Maroc à travers 80 mots-clés choisis pour la pluralité de leurs significations, leur dimension patrimoniale, mais aussi les résonances qu’ils peuvent avoir dans différents domaines. Un exemple parmi d’autres : le terme nûba, devenu en français la nouba.

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« C’est la forme centrale d’al-Âla, de la musique andalouse, remontant au VIIsiècle, apprend-on. Au XVIIIsiècle, il y en avait vingt-quatre, une pour chaque heure de la journée. C’était la musique jouée à chaque relève de garde. Le corpus marocain s’est ensuite réduit à onze (…) » Nûba, évoluera en « tour de rôle », puis deviendra « celui dont c’est le tour, lli fîh ennûba, à qui il échoit d’agir » avant de passer encore à l’idée de délégation de pouvoir…

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Structuré en sept chapitres thématiques, le livre fait circuler avec fluidité le lecteur entre les éléments de notre environnement terrestre (la mer, l’étoile, la pluie…), les êtres que nous sommes, traversés par des émotions ou amenés à vivre des relations sociales (la conversation, la politesse), en passant par les questions monétaires, commerciales, professionnelles, qui sont également évoquées, de même qu’est abordé le monde des arts ou celui, très attendu pour le Maroc de la cuisine et des saveurs culinaires.

A chaque page de ce répertoire, qui se lit comme un roman, Kenza Sefrioui relève avec brio la gageure de nous faire découvrir son pays par la musicalité et la saveur de ses mots. Le Maroc sur le bout de la langue.

80 mots du Maroc, de Kenza Sefrioui (éd. L’Asiathèque, 208 pages, 16,50 euros).

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